par Sophie Demichel-Borghetti

Ce fut une belle fête. Ce sera une très belle fête encore longtemps pour ceux qui, avec bonheur, rentreront dans le monde à nous ouvert par Sampieru Corsu, pour célébrer les 30 ans du Teatrinu, trente ans d’une histoire de théâtre, d’amitié et d’amour du théâtre, d’amitié par et pour le théâtre.

Oui, nous entrons pour une célébration, un spectacle chargé de mémoires. Et j’ai aimé que ce spectacle – qui par ailleurs va bien au-delà du « spectacle » – commençât par un hommage : hommage aux fondateurs disparus du Teatrinu, à ceux qui sont partis ; mais à ceux-là qui, ce soir, pour ceux de la scène et du public, entre la scène et le public,  qui , ce soir, sont là !

Et puis j’ai beaucoup ri quand vinrent d’autre formes d’ «adresses», incisives, parodiques, à ne pas dévoiler mais qui donnent à entendre une forme de communion. Les morts et les vivants, ensemble, sont là ! Nous sommes conviés à une fête ! Et qu’il était bon, là, de respirer au-dessus du drame, de tous les drames.… de respirer avec ces acteurs qui rentrent de partout, qui nous entourent, avec celle qui va d’abord briser la « componction théâtrale », occuper la scène pour cette première adresse et nous emporter avec elle, qui semble dire :«  Je suis là ! J’ai quelque chose à vous dire ! Sortez-moi de scène si vous l’osez ! » … Non, Madame, on ne veut pas, on veut juste rester là, avec vous.

Et nous restons regarder cette histoire ; parce que c’est d’abord une histoire apparemment très simple, comme la vie : un jeune metteur en scène qui veut tourner un film sur Sampieru Corsu, mercenaire illustre, combattant historique contre la domination gênoise, icône des prémisses d’une volonté libératrice de l’île. Mais le casting va tourner bien évidemment au cauchemar, entre le débaroulement de la mère abusive du réalisateur – remarquablement incarnée par Jean-Pierre Guidicelli, d’une invention burlesque exceptionnelle -, les paniques techniques et les jalousies amoureuses des comédiens et comédiennes postulants.

Rien que de cette histoire, le Teatrinu tire une fable vive, drôle, émouvante parfois aussi, parce qu’après tout, ce sont les alea de notre histoire, de l’histoire de la Corse qui se croisent ici.

Mais là ne s’arrête pas le spectacle: parce que cette histoire est l’occasion d’une mise en perspective, non seulement de l’histoire, du processus de création ici décrit – la genèse improbable d’un film -, mais de ce qu’est le théâtre même, dans ses origines.

Nous assistons à une mise en abyme qui se quadruple dans l’heure et demie de cette course folle de comédiens devenus protéiformes.

Spectacle dans  le spectacle, la première mise en jeu est faite de transparence : le jeu est « mis à vue » – même les coulisses se trouvent sur le plateau ; Les loges sont sur scène : le public est toujours dans le spectacle en train de se faire – ou de se défaire en se défaisant.

Puis même au-delà du plateau, avec une interaction du cinéma dans le
sein même du théâtre. Le casting pour le film met les caméras en scène, devenant un théâtre sur le cinéma et « cinéma dans le théâtre ».

Non seulement le spectateur a comme accès aux coulisses, mais le spectacle EST d’abord les coulisses ! Ce que voit le public, ce sont inopinément des comédiens filmés depuis la scène, depuis les coulisses ; comme si le projet cinématographique dont le futur éventuel est l’objet du récit était déjà en train de se faire, à l’insu de tous les protagonistes.

Nous ne sommes pas devant  une imitation, ni même une « représentation
» à vocation mimétique, mais bien devant la mise en lumière toute nue,
toute crue, du comique inhérent à toute création, devant la mise en
jeu parodique – par des comédiens jouant remarquablement – des «
castings » improbables, des egos surdimensionnés, des projets bancals.

Ce que découvre le public, c’est déjà un film, mais tourné, préparé dans des conditions faites de bouts de chandelles, dans les misérables possibilités des artistes.. On pourrait même se laisser aller à imaginer la figure de Pier Paolo Pasolini dans le metteur en scène à l’écharpe rouge, comme une figure du théâtre pauvre,  en référence à cet « arte povera », une des multiples références présentes dans Sampieru Corsu… sans doute l’un des plus mystérieuses.

Sampieru Corsu est ainsi un spectacle sur le spectacle et dans le spectacle même : Physiquement, le découpage du plateau même est fabriqué pour ouvrir sur toutes ces incises vers les coulisses, pour permettre cette mise en abyme perpétuelle.

 La pièce nous envoie ainsi un double regard sur les « dessous »
indicibles d’une création qui se veut sérieuse, se prend au sérieux mais se fabrique dans les cuisines, sous des plâtres effondrés. Tous les comédiens le savent, en rient sous cape. Et ce soir-là, c’est cette joie que le Teatrinu nous a fait aussi partager.

Cette pièce, par ces incises, ses allusions ironiques nous offre aussi un double regard sur les idées toutes faites sur la société corse, sur ces « ima- ges d’épinal » – ou de Bastia, en l’occurrence- sur lesquelles le travail même du Teatrinu s’est fondé : le mythe du « riacquistu » (par l’évocation drolatique de chants devenus symboliques, comme « Paladina »), des irruptions soudaines de « chjami e rispondi », dont on se demande ce que ça vient faire là. Et c’est drôle.

C’est drôle, et en même temps, ça a un sens : ces incises référentielles marquent les vides dans le « déroulé » de l’histoire, les moments où ça cafouille… Et ça a un sens qui évoque bien plus que ce simple déroulé : Au moment où il est devenu impossible de parler, il ne reste plus qu’à chanter. Qu’est-ce que ça nous évoque ? Que ce peuple qu’on a privé de parole un jour s’est mis à chanter.

Et en même temps, rien ne peut empêcher que ces évocations soient un
hommage, soient pour nous qui sommes là, le lieu et du rire et de
l’émotion : parce que c’est notre histoire qui se dit ; qui se dit sans se prendre au sérieux parce que les artistes sont là pour ça, pour mettre à distance, mais qui nous parle. Parce que cette histoire résiste. Parce que cette langue résiste.

Cette pièce est l’expérimentation par des saltimbanques magnifiques de
cette résistance !

De quoi Sampieru Corsu, ce personnage devenu mythique est-il la Figure, la monstration ? Cette pièce répond : de la volonté, de la fierté de se reconnaître dans un récit commun, dans une référence transversale qui nous murmure : ils ont été là, nous sommes là… autres, mais quelque part, frères !

Oui, les auteurs et les comédiens s’amusent et ironisent autour de
chants que tous reconnaîtront… Et pourtant, oui, ce furent eux, ce sont eux dont nous parlons aujourd’hui, avec ce rire qui nous permet de continuer à vivre.

Oui, parfois nous assistons à une farce sur l’Histoire, qui en profite
joyeusement pour mélanger réalité et anachronismes ; et pourtant – et
justement –  parce que « ça » résiste à l’acide de la farce, ça reste notre Histoire. Comme en ce moment d’avancée de tous les comédiens, qui soudain ne sont plus tout à fait des comédiens, mais des corses qui se mettent ensemble pour dire un événement, leur événement… pour parler de ce qui nous est arrivé, même si nous n’y étions pas. Mais là, dans ce théâtre, en une fulgurance, nous sommes à Ponte Nuovo !

Dernière précision, qui a, me semble-t-il, son importance :  Sampieru Corsu est en langue corse ( surtitré en français) ; le corse n’est pas ma langue maternelle, je ne pensais pas pouvoir l’entendre sans le média très distancé de la traduction… Et pourtant…Et pourtant, jamais je n’ai levé la tête. Les surtitres ? quels surtitres ? Parce que la présence, la voix, l’énergie corporelle des comédiens porte et nous apporte ce qui arrive sur le plateau. Parce que, oui, cette langue est une langue qui résiste, donc qui tient, qui se tient debout et se comprend sans même le besoin d’être traduite quand elle est parlée, incarnée. Parce que nous nous reconnaissons dans ces personnages à la fois lointains et familiers, et que, devant eux : parlemu corsu !

Et ce sera à chaque fois, cette langue et cette histoire qui nous
touchera au travers de ce spectacle.

La fin en restera drôle et mystérieuse, dans une dernière énigme littéraire sur laquelle je laisse aux futurs spectateurs le plaisir de s’interroger. D’aucuns reconnaîtront cette dernière mise en abyme qui dut beaucoup amuser les auteurs, qui est jouissive à vue d’œil pour les comédiens…. A vous de retrouver le dernier texte enfoui sous le texte, sous le jeu de ces comédiens qui jouent à jouer avec tous les codes du théâtre, pour notre plus grand bonheur, en allant voir et revoir Sampieru Corsu.

Merci au Teatrinu, et continuez encore trente ans !


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