« Le Réel me donne de l’asthme »
Cioran, L’escroc du Gouffre

En 2017, Jonathann Daval tuait son épouse. S’il a longtemps rejeté les faits, les deux scènes de reconstitution judiciaire l’ont conduit à avouer son crime. Ce n’est pas le crime, aussi terrible soit-il, qui m’intéresse ; mais l’importance de ces scènes de reconstitution dans l’émergence de la vérité.
Si les hommes de justice ont été interrogés sur l’intérêt de la représentation dans l’émergence du vrai, peu de gens de Lettres l’ont été. Pourtant, la scène de reconstitution judiciaire se construit comme une pièce de théâtte. Une scène de reconstitution concerne avant toute chose les actions d’une ou plusieurs personnes. C’est ce que l’on nomme la dramata. Puis, la scène de reconstitution, comme son nom l’indique, est une scène de re-présentation. Elle obéit à une règle d’Aristote, celle de la mimèsis, qui consiste à imiter les gestes réalisés. Dans La Poétique, le philosophe grec indique deux choses : premièrement, ces reproductions reposent sur la vraisemblance, soit ce qui aurait pu se passer. Deuxièmement, elles conduisent à une purgation, la célèbre catharsis, sentiment qui doit être éprouvé par le spectateur, lors d’une représentation d’actions violentes, dans le but de le délivrer de sa propre violence. En ce sens, la scène de reconstitution est théâtrale : il s’agit de représenter (mimèsis) l’action violente et brutale de Jonhattan Daval contre sa femme (dramata), tel que le meurtre se serait passé (vraisemblance), dans le but de le libérer de son sentiment de violence (catharsis).
Toutefois, si cette dramatisation peut être une façon d’évoquer la vertu de la reconstitution criminelle, il me semble que l’illusion théâtrale judiciaire ne respecte pas les mêmes enjeux que ceux de la poétique d’Aristote. Dans La Poétique, l’élément fondamental de la théâtralité relève à la fois de la fiction et du plaisir. La fiction est une autre façon de comprendre la vraisemblance : la littérature entend le sens de vraisemblance comme ce qui aurait pu arriver sans que cela soit effectivement arrivé ; la justice entend la vraisemblance dans le sens d’une hypothèse – ce qui aurait pu arriver de manière effective. Le plaisir est une autre façon de considérer la catharsis : Aristote prononce très peu ce terme (une fois dans La Poétique, une fois dans La Politique). Lorsque c’est le cas, il l’utilise « en vue de l’éducation et de la “purgation” », puis « en vue du divertissement, de la détente et du délassement après la tension de l’effort ». En d’autres termes, Aristote considère que la vertu curative de la catharsis est liée à sa gratuité : c’est précisément parce que je regarde sur scène une représentation, qui est le simulacre de la violence, que je peux dépasser ma propre violence. Or, lorsque l’accusé éprouve du soulagement en avouant, son aveu ne peut pas être associé à la catharsis. L’aveu est véritable, non vraisemblable. Ainsi faut-il strictement séparer la littérature de la justice : la littérature traite de la violence potentielle de l’homme ; la justice, de sa violence probable.
Reste encore à délimiter l’effet de cette dramatisation judiciaire : si l’aveu ne se tourne pas du côté de la catharsis, de quoi relève-til- ? Au théâtre, un autre terme est employé, qui me semble parfaitement adéquat dans le cas échéant : c’est celui de catastrophe. La catastrophe désigne précisément le dénouement – le retour à l’harmonie qui consiste, selon la métaphore, à délier la vérité. Nous avons conservé dans notre langue une des acceptions du terme qui peut être particulièrement féconde lorsqu’on évoque une telle affaire : la brutalité. Une catastrophe naturelle se présente à nous dans toute sa cruauté et son déchaînement. La catastrophe judiciaire se formule de la même façon : il s’agit de placer l’accusé devant son propre geste afin de faire éclater – brutalement – la vérité de ses actes. Dès lors, ce n’est pas une catharsis, mais une catastrophe, à laquelle nous sommes confrontés dans une affaire judiciaire ; ce n’est pas le plaisir de regarder une action violente et factice qui nous dépouillerait d’une partie de notre mal ; mais c’est l’horreur ressentie par le criminel, celle d’être confrontée à une action cruelle et réelle qui atteste pour lui-même et pour la communauté de sa barbarie.


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