T-REX , ou le travail moderne en devenir-animal – Avignon 2019 Cie Spirale

par Sophie Demichel Borghetti

 

Entrez voir T-REX !

Vous allez assister à l’ascension rêvée et à la dérive catastrophique d’un homme ordinaire, d’un employé qui veut devenir cadre, va obéir aux consignes jusqu’à une limite impossible. Vous voulez voir le monde de nos jours, notre monde ? Entrez voir T-REX, rentrez dans cette déconstruction solitaire annoncée, dont vous allez rire, beaucoup, d’abord sans arrière-pensée…jusqu’à ce qu’une reconnaissance apparaisse, et que vous vous mettiez doucement à attendre que la salle s’éclaire et que le miroir se tourne.

C’est très sérieux, et pourtant c’est une farce. Mais toutes les farces, et surtout celles qui donnent le plus à rire, sont sérieuses ; et leurs clowns, déguisés en « messieurs très bien » sont les prophètes secrets de notre monde. Alors, cet enchaînement, infiniment drôle, jouissif, même dans l’inquiétude qu’il va provoquer, transformera la perception de ce qui d’abord, nous paraissait si ordinaire, transformera la farce en fable, en exposant de plus en plus, par la puissance comique même du texte, la violence sous-jacente du monde qui se dit, là.
En un exercice magistral, « seul en scène » pour interpeller nos vies, Antoine Gouy, geste à geste, pas à pas, opère cette modification anthropologique qui insinue une vision claire de la violence sous l’apparence de la normalité, qui, jouant des modifications possibles vers une morphologie animale, une transformation des corps – puisqu’il se fait corps multiples- nous montre que nous sommes déjà à l’intérieur de cet univers délirant.
La première puissance de ce spectacle vient de ses mots, de cette écriture. Le spectateur voit un spectacle ; mais il entend une écriture : une écriture analytique, un dire de soi d’une justesse dans le détail, dans la précision parfois délirante des faits et manies ordinaires, qui est terriblement corrosive pour qui l’entend, mais totalement logique pour qui le profère. L’unique protagoniste de T-Rex, ainsi, nous montre, comme dans la langue intime d’un cerveau s’adressant à lui-même, ce qui se passe réellement pour nous, mais comme on ne l’attend pas ; ce qui arrive, mais comme on ne le voit pas ; ou du moins comme on ne nous le dit pas.

Le personnage que nous voyons en riant se défaire sous nos yeux est victime et agent d’une aliénation qui transforme les sujets en objets. Mais l’exceptionnalité, qui fait paradoxalement la drôlerie de ce spectacle, est que cette aliénation reste inconnue, reste normale, comme incluse dans ce langage choisi avec une précision chirurgicale ; ce qui n’est rendu possible que par le pouvoir comique de cette écriture, son pouvoir de création, soutenu de jeux scéniques, lumineux qui permettent à l’imaginaire de s’ouvrir encore, encore vers l’impossible devenu réel.

« Instrument révolutionnaire, le théâtre ne l’est pas comme les autres en ce qu’il exige, de la part du spectateur, acquiescement préalable à l’effraction dont il sera le siège. » Cet appel formulé par Michel Vinaver est pleinement accompli par ce spectacle total, porté par un comédien virtuose, au corps polymorphe et à la parole qui comprend et fait comprendre l’intelligence du texte. T-Rex joue de la fascination provoquée par l’ambivalence de ce récit qui devrait être uniquement « fantastique » – après tout, c’est juste un cauchemar de cinéma -, mais dont la puissance réelle d’interpellation contamine la manière dont nous jugeons nos vies. Vous voulez voir une vraie farce politique ? Allez voir T-REX !
Sophie Demichel-Borghetti
T-REX
Cie Spirale
D’Alexandre Oppecini
Avec Antoine Gouy
Mise en scène Marie Guibourt
Théâtre des Carmes – 16h50

À propos de l’auteur

Docteure en philsophie
Comédienne
Ecrivaine

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