par Sylvestre Rossi  

  L’adolescent rêvait d’être un auteur de BD et se baladait souvent le soir au bord du canal. Il y avait un canal bordé de talus dans la petite ville où il vivait, avec des buissons piquetés de fleurettes pâles, mais le plus souvent juste des talus bruts en guise d’accotements où les abeilles oubliaient de bourdonner ; ils étaient recouverts d’herbe que les cantonniers tondaient régulièrement et dessus on apercevait parfois des arbres, comme attroupés, des troènes généralement, avec un banc public sous leurs feuillages. Mais ces petits attroupements étaient fort éloignés les uns des autres, soulignant l’incongruité de l’ombre qu’ils prodiguaient, l’ambiance était au désir de lumière, et ces obstacles végétaux sonnaient comme des chinoiseries dans un vaste appartement épuré. 

  Il faisait souvent gris dans le pays, le ciel était bas, et aussi loin que portait le regard, dans la mesure où dégarni de brume le regard pouvait s’aventurer au loin, tout était plat. L’adolescent aimait son pays, il n’en avait jamais connu d’autres, et rêvassait le long du canal, sous un ciel sans éclat et un horizon neutre. Le temps était doux ce soir, presque chaud, et il transpirait légèrement. 

  Comme tous les soirs, à la sortie des cours, ses copains l’avaient hélé, le pressant bruyamment de rejoindre leur compagnie, mais comme à son habitude, il avait préféré déambuler seul, en pensant confusément à son avenir, le visage baigné de crachin. 

  Il finirait à force d’efforts quotidiens par acquérir le coup de crayon de ses dessinateurs préférés, et se voyait en auteur de BD réaliste, il pensait surtout à Gérald Forton qui réussissait si bien les chevaux, il donnerait un deuxième souffle au western, emportant le morceau avec ses cow boys à cheval dans des déserts brulants, et peut-être qu’un beau matin on lui téléphonerait d’Amérique pour lui proposer un contrat, à condition toutefois qu’il accepte, comme Gérald Forton, de vivre en Californie du sud, au bord de l’océan pacifique, dans une coquète villa sur pilotis, non loin du studio qui l’emploierait. 

  Gérald Forton était le petit fils de Louis Forton, créateur des pieds nickelés, l’hérédité était là, et elle avait son importance, personne n’existait ex nihilo, pas plus Alexandre le grand que Michel Polnareff. L’adolescent avait eu un grand père et un père qui savaient dessiner, bien que tous deux aient embrassés une autre profession. Son grand père qui était transporteur n’avait jamais cessé de dessiner à la plume des Christ en croix, quand à son père, il exerçait de son vivant le métier d’architecte, et les encres de Chine à la technique irréprochable qu’il avait réalisées dans sa jeunesse, principalement des scarabées et des langoustes, trônaient dans leur cadre soigné chez ses frères. Il suffisait à l’adolescent pour les admirer d’aller saluer ses oncles. 

  Il gambergeait depuis quelques jours, gagné par l’inquiétude, étant tombé par miracle, en feuilletant au hasard un livre ennuyeux appartenant à sa grande sœur, sur un passage qui remettait en cause ses certitudes sur l’art du dessin. Il était dit dans ce livre à la couverture cartonnée, et aux pages en papier vélin, que dans la Chine médiévale les dessinateurs étaient dénichés très tôt en vertu de leurs dons purement virtuoses, puis leurs professeurs leur demandaient de croquer tous les jours le même objet jusqu’à ce que leur style propre apparaisse. Et ça durait ainsi des années. 

  L’adolescent dénommé Joseph Schärl dit Sepp présumait que si Cocteau avait dessiné la même tourterelle tous les jours dans ses jeunes années, comme un forçat, celle-ci aurait pu soutenir la comparaison avec la tourterelle de Picasso, et il ne se serait pas fait chambrer par le maître espagnol duquel il voulait à toutes forces être reconnu. 

  C’était optimiste comme concept, se disait Sepp, travailler son coup de crayon, juste son coup de crayon, en dessinant toujours la même chose jusqu’à ce qu’un style inédit et puissant apparaisse, sans avoir à se préoccuper d’autre chose, le plus naturellement du monde, en faisant le vide, mais pour peu qu’un pessimisme idiosyncratique fasse des siennes ; comment savoir ce que ça donnerait au final ? 

  Peut-être que Cocteau, même acharné à remettre le métier sur l’ouvrage toute une vie, aurait échoué à transfigurer ses tourterelles, Sepp connaissait pourtant une fille canon qui les trouvaient plus belles que celles de Picasso, la fille assurément se trompait, mais elle était séduite par la patte de Cocteau, et ça c’était l’aspect positif de toute chose. 

  Sepp avait une ambition paradoxalement démesurée, il souhaitait être pour la grosse décennie qui s’annonçait un auteur de BD au coup de crayon excellemment réaliste. Il progressait bien et sans efforts insupportables, et sentait qu’il toucherait au but dans un délai raisonnable. Quand il saurait dessiner parfaitement un cheval, un avenir radieux lui sourirait. 

  Rien ne pressait pour qu’il se défasse d’une certaine fadeur de style, il sera bien temps de se préoccuper d’acquérir le style singulier cher aux génies, en s’acquittant le moment venu de gribouillis plus proches des tourterelles de Picasso que de celles de Cocteau. Le grand Pablo n’avait-il pas dit « J’ai mis quatre vingt ans à savoir dessiner comme un enfant ». Le temps travaillait pour Sepp, en attendant seul l’aspect techniquement irréprochable de ses dessins lui importait. 

  Il aimait à rêver qu’un producteur l’appellerait avec dans sa musette un bon scénariste qu’il venait d’embaucher, un sacré raconteur d’histoires qui arrivait du roman western, bourré d’imagination et d’humour, pas un scénariste ordinaire, plutôt un dialoguiste aux saillies percutantes qui enchantaient le public du deep-south et du middle-west, un petit juif râblé avec un pseudonyme irlandais, dont les blagues elliptiques dans le plus pur style des films de John Ford faisaient florès, il deviendrait aux dires du producteur le meilleur trousseur de comics des USA. On avait bougrement besoin de Sepp. Il fallait séance tenante au producteur un dessinateur animalier d’exception, chevaux, coyotes, vautours, bisons, à la mesure de son scénariste vedette, Sepp en outre serait déchargé des décors par l’équipe de dessinateurs du studio, ainsi que de la finition de certains personnages, leurs noms n’apparaîtraient pas, sauf celui d’un coloriste rare, un brésilien, qui n’avait pas son pareil pour insuffler aux déserts du far west et aux ciels nuageux une mélancolie poignante. 

  Le producteur peinait à trouver aux USA un dessinateur de chevaux au dessus du lot, Gérald Forton et Sy Barry avaient un contrat en béton avec la concurrence, personne ne semblait à la hauteur des ambitions du Pulp magazine qu’il s’apprêtait à lancer, et ceux qui pourraient l’être ne s’intéressaient qu’à la science-fiction et aux machines volantes, Sepp était l’homme de la situation, pour tout dire il tombait à pic, et on lui faisait un pont d’or. 

  Pendant que ses copains chahutaient en vidant nombre de pintes de bières-Picon, Sepp s’étourdissait en spéculations de ce genre, tout en marchant à bon pas, et des gouttelettes de sueur germaient à présent sur ses pommettes et ses tempes maculées de bruine. Il était temps qu’il rebrousse chemin, un chemin sans frondaisons éloquentes, sans collines ni vallons, sans perspective autre que le flou de la grisaille, fendu ça et là de rares fleurettes au jaune franc, comme de rocambolesques étoiles, à la fois minuscules et toutes proches.

  En dehors de ses balades solitaires à des heures indues qui le rendait bizarroïde aux yeux de ses copains, Sepp avait une petite amie qui ne faisait pas davantage l’unanimité parmi eux, c’était une irrégulière dans l’air du temps qui s’affranchissait volontiers de soutien-gorge, elle se parfumait au patchouli et teignait au henné son épaisse chevelure bouclée. 

  Sepp aimait l’odeur de son cou poupin, et le goût de sa langue, et aussi sa poitrine qui à n’en pas douter s’affaissait, malgré son jeune âge, et il ne l’en aimait que plus, la caressant sous son pull en mohair avec une infinie lenteur, très étrangement, presque anormalement, comme quelque chose d’excessif qu’il lui était donné de soupeser, et dont il fallait se pénétrer pour longtemps, il aimait aussi voir sa poitrine à l’occasion, sa blancheur lui paraissant inédite, sans qu’il soit en mesure alors d’admettre qu’elle l’était à jamais. 

  Indolemment, il s’attardait sur ses seins massifs, fragiles et beaux, un peu trop au goût de cette fille qui probablement aurait préféré qu’il passe aux choses plus sérieuses, une fois pourtant, sous le coup d’une fougue impromptue, il les avait pelotés avec vigueur, générant en elle une folle excitation, ses traits d’expression instantanément métamorphosés en grimaces déconcertantes, elle haletait avec tapage, mais Sepp au lieu de continuer sur sa lancée, apeuré par ce que sa gaillardise impliquait d’engagement immédiat, avait repris ses caresses langoureuses et prolongées, comme si la force des habitudes de sa jeune vie devait reprendre le dessus. 

  Il savait qu’elle couchait avec n’importe qui, et s’en fichait complètement, il aimait son rire et son intelligence, elle aimait sa bouche.

  Une fin d’après midi identique aux autres se profilait, entre chien et loup. Il venait de contrarier une fois de plus ses camarades dans leur tentative de le retenir pour une beuverie, et marchait sans hâte sur le sentier qui longeait le canal, ses rêveries reprenant délicieusement naissance, à la manière d’une crinière de cheval sous son fusain. Sur le sol, une feuille de papier quadrillée, comme celle des cahiers de texte, attirait son attention, elle était pliée en quatre avec méticulosité, et Sepp se prenait à croire que la personne qui l’avait laissée tomber de sa poche ou de son sac à main s’était évertuée à appuyer sur les plis avec l’ongle du pouce. 

  Il l’ouvrait sans cérémonie, et ce qu’il lisait le décontenançait, c’était un tissu de grossièretés, manifestement écrites par une fille à un garçon, elle lui demandait, elle l’implorait même, de lui faire des choses olé-olé, se dépréciant incroyablement aux yeux de l’élu de son cœur, elle s’offrait à lui comme un objet sexuel, prête à tout accepter, même des choses auxquelles sans doute son boy-friend n’avait jamais pensé, l’invitant à l’attraper en levrette dans les bois où elle pourrait hurler tout à loisir, comme une louve. Sepp pensait au bosquet de troènes à quelques pas, et ralentissait l’allure. L’écriture était joliment calligraphiée, presque gothique, les lettres étaient grandes, quasi démesurées et bien reliées entre elles, à la manière de ce que reproduisent les très jeunes filles, ce n’étaient pas des pattes de mouche, les points sur les i étaient des ronds, comme sur le i de Walt Disney, il y avait beaucoup de points d’exclamation, des tas, parfois en file indienne, et des cœurs aussi, bizarrement. Elle adorait visiblement le mot empalée, il revenait à allure un brin réglementaire. 

  Sepp était époustouflé par le style enlevé de la missive aux accents anachroniques, sa respiration s’accélérait, elle n’était pas signée, juste un D majuscule griffé au bas de la page noircie recto-verso, suivi d’un petit point, le prénom du garçon à qui elle était adressée n’était pas non plus mentionné, elle l’appelait régulièrement mon bourreau, et se gratifiait elle-même de la locution ton vide-couilles adoré, c’était une lettre d’amour d’un autre type, cette fille était cultivée, ça se sentait, malgré les mots orduriers qu’elle employait, comme pour s’enivrer de sa propre audace, ce n’était à l’évidence pas une pauvrette qui voulait embrasser le plus vieux métier du monde sous la houlette d’un hareng en herbe. Probablement, était-elle issue d’un milieu bourgeois, en proie à un accès incontrôlable de nymphomanie vénéneuse, la lettre sentait le patchouli, il bandouillait, ça aurait pu être sa bonne amie, mais il ne connaissait pas de fille dont le prénom commençait par D

  Ce coup du sort à la nuit tombante sur ce sentier mort désorganisait l’agencement de ses considérations habituelles, et gâchait quelque peu ses délires de gloire. Il se sentait freiné par de douteuses addictions à venir, comme pris dans une lame de fond impossible à endiguer, mais peu disposé pour lors à céder à un lâcher-prise fâcheux. Peut-être tiendrait-il bon encore un peu… Cocteau ne parlait-il pas « d’éternel retour », bah, au diable Cocteau et ses absurdités pontifiantes, Sepp ne savait plus trop où il en était, tout en touchant du doigt quelque chose d’irrémédiable. 

  Il ne saurait y avoir de choix assidu, pressentait-il, ni d’entremêlement bénin de perspectives. Où se situait-il alors ? Quelle serait sa place dans le monde ? 

                                                                                                                                        Miomu, 14-08-2019

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