par Sylvestre Rossi

Par les temps qui courent, si sourds à la grande littérature, il est heureux de pouvoir se plonger dans l’univers onirique d’Anna Maria Ortese. Son art d’un raffinement singulier, semble composé sous les auspices hardis du dieu Pan, sensuel et effrayant, les princes charmants y sont squelettiques, et parfois l’amant est Dieu le père, puissant et triste. Si on a la larme facile, mieux vaut avant de s’aventurer dans son monde fantasque se munir d’un paquet de mouchoirs jetables.
La musicalité de son écriture est avant tout érotique, toute de ressenti, mais sans bruit de piston, pas porno, pas rock. Ecoutons-là :
« Passion était le nom de ce personnage incroyable, populaire comme la misère, sympathique comme l’oisiveté, dangereux comme la rhétorique, et pourtant capable de consolation, et presque aussi léger et ineffable que la lune. C’est à ce personnage illusoire et poignant, qui apparaissait et disparaissait, qui était partout et de nulle part, et dont le nom n’était tu que parce que sa puissance était inscrite partout, que cette ville, décapitée de toute pensée ou semblant d’ordre mental, devait sa beauté morbide et hallucinante »

Difficile d’être aimée d’une époque qui préfère à un univers unique, issu de l’imagination d’un grand artiste, une prose édifiante, digne des pages « rebonds » ou « débats » d’un quelconque organe centralisateur.

Anna Maria Ortese se fait connaître très tôt, à vingt-trois ans à peine, avec « Angelici dolori » (douleurs angéliques), mais elle est présentée d’emblée comme un cas clinique. Et assez rapidement les italiens, charmés d’abord puis décontenancés, se retournent contre elle. La gloire est aussitôt suivie de disgrâce. Le peuple italien est un des peuples les plus réalistes du monde. Et Anna Maria Ortese n’entend pas le réalisme. Peut-être même le déteste-t-elle. Dans ses écrits, les morts reviennent nous regarder avec douceur, et tout ce qui existe possède une âme, jusqu’aux animaux. « Les animaux sont comme des rêves », nous confie-t-elle étrangement.

La muflerie de ses compatriotes est en marche, elle ne s’atténuera que bien des années plus tard, lorsqu’il sera devenu dérisoire et surtout irréaliste de nier l’exceptionnelle qualité de son œuvre. Elle gagne contre les siens, mais ne sera jamais riche.
Anna Maria Ortese ne reconnait pas la philosophie, pas seulement ses nombreux avatars que Tchékhov qualifiait de « philosophaïellerie », mais la philosophie elle-même qu’elle considère comme une discipline seconde, ne pouvant par nature se hisser au niveau d’un Art.

Elle ne s’est jamais mariée, seule et libre comme un chat. Je ne peux donner la vie à personne, assène-t-elle, ni l’enlever.
Née dans une famille modeste, sa jeune existence est une suite de déménagements, à cause des diverses affectations de son père qui était militaire. Adulte, elle continuera l’errance, Naples, Rome, Venise. En 1978, elle pose ses valises à Rapallo, non loin de Gènes, où elle vivra jusqu’à sa mort en 1998. On lui décernera le prix Elsa-Morante en 1988.

Anna Maria Ortese quitte l’école à quatorze ans, cela ne l’intéresse pas, mais elle lit, y compris en français, langue qu’elle apprend toute seule, comme l’espagnol. Il n’y a rien qu’un être ne puisse faire de son propre chef. Enfant, elle est toujours seule, sans argent pour rien, pas même pour des vêtements, mais de vieux livres trainent chez elle, avec un piano.

Elle décide de devenir professeur de piano. Mais l’année de ses dix-huit ans, un de ses frères meurt en mer. Elle cesse immédiatement le piano, et se met à sa machine à écrire, elle deviendra écrivain. Elle écrit beaucoup de textes courts, publiés d’abord dans des revues et des journaux, puis rassemblés en recueils.

Pour elle, le monde est une apparition. Je ne me sens pas fille de cette terre, nous dit-elle, j’ai trop le sens de l’illimité, le seul bonheur finalement, c’est d’être jeune, et quand on écrit on est jeune.
Anna Maria Ortese sera toujours un écrivain dérangeant, cet usage constant de la bizarrerie et de l’abstraction, dans un pays qui n’aime guère cela, a valu à ses onze livres un étrange destin : des attaques et des polémiques d’une grande violence, puis sur le tard la redécouverte de sa langue, enfin célébrée pour sa pureté et son éclat.

Le titre d’un de ses ouvrages « L’Infante ensevelie », qui est aussi le titre d’une nouvelle qui le compose, selon une tradition propre aux recueils de nouvelles, évoque pour moi avec mélancolie la personnalité même d’Anna Maria Ortese, dont l’œuvre est fortement marqué de son amour pour Naples, la plus hispanique des villes italiennes, éternellement humiliée et oppressée par les dominations étrangères, d’où sa forte identité si originale.
Naples, ville des déshérités, de la promiscuité et de la superstition, où fut inventée dès le XIIème siècle le théâtre de rue, la farce de la vie.

• L’œuvre d’Anna Maria Ortese est publiée en France chez « Actes Sud/un endroit où aller ».


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