par Sophie Demichel-Borghetti

Il est des moments qui sont événements, et « Ceux qui m’aiment… »  est un événement qui, au-delà d’être un grand moment de théâtre, est bien autre chose : par surprise, avec un infini courage et  une magnifique douceur, se produit l’impensable : Un homme, avec les armes du comédien, se fait le passeur d’une âme. 

Ce qui va nous arriver n’est pas ce à quoi l’on s’attend, n’est pas ce que l’on  pense qu’il va nous arriver. « Ceux qui m’aiment…», ainsi, est un miracle, ce qui une parenthèse étrange et essentielle : un « dire » de l’essentiel, de reste, de ce qui compte dans ce métier incroyable, impossible qu’est d’être faiseur de spectacles, ou raconteur d’histoires, comme le voulait Patrice Chéreau.

« Chacun de nous est pour soi-même un inquiétant étranger » écrivait-il aussi dans son Journal de travail. Et son acteur, alors, pénètre cette inquiétante intimité, nous la fait doucement approcher,  en nous livrant les mots de celui qui cherchait la lumière au creux des choses silencieuses.

Et cette parole passe par la mémoire, mémoire des textes travaillés, des auteurs évoqués, comme l’immense Bernard-Marie Koltès, des films traversés ensemble, ce  croisement de leurs expériences, de leurs vies qui habite Pascal Greggory.

L’acteur se tient debout dans ce tourbillon de réminiscences, d’évocations fortes, corps vivant qui se met en danger pour dire la souffrance et le bonheur de la création, indissociables l’un de l’autre. Et sa présence irradie de cette passion douce et douloureuse, pudique aussi, tellement… comme par ces traces de l’intime qu’il égrène au plateau dans des feuillets lâchés, des lettres personnelles évoquées.  

Et nous sommes conviés à un voyage entre les lignes de la création, voyage qui fait traverser les vies de l’artiste en metteur en scène par l’ « artiste en saltimbanque » qu’est Pascal Greggory, sur cette scène où il va convoquer la présence vivante de ce que fut le travail de Patrice Chéreau, sur le texte, l’acteur, et le sens de cette passion qui sera toute sa vie.

La puissance de ce texte, dans les frémissements d’une mise à nu pudique, est de rendre audible, visible, le sens toujours évanescent du travail de l’artiste ; dans son rapport au texte, aux images, qui toujours échappent. 

« Ceux qui m’aiment… »  nous offre le cadeau d’entendre, de ressentir, de percevoir ce qui travaille cet artisan du texte qu’est le metteur en scène, sa passion, son élément : Les textes – les grands textes, ceux qui se dépassent toujours – et les images, les images toujours plus grandes que ce que l’on voit. 

Là est sa recherche, dans sa vie, dans son œuvre : parce que la  recherche intime rejoint le devoir artistique, ce « devoir faire » impératif : « mon seul métier », dira-t-il. Et ce métier, c’est transmettre une pensée, celle qui n’est pas dite, celle qui est toujours à découvrir. Ce qu’il y a à faire c’est juste ça : transmettre une pensée. Et cette pensée se cache dans les caches et les absences que l’artiste doit révéler : faire « être » une pensée, cette pensée devinée dans ces textes qui vous hantent et dont on ne peut se défaire.

L’essentiel est le caché, ce qui n’est pas écrit. S’il faut se « soumettre » au texte, c’est sans le respecter à la lettre, mais en en étant saisi, captif, amoureux. Ce qui est le texte n’est pas ce qui est écrit dans le texte. C’est ça qu’il faut trouver. Et l’image est là pour dire ce qui n’est pas montré, ce qui justement n’est pas à l’image !!

Comprendre les textes, c’est en écouter les silences. Ecouter le monde, c’est être infiniment attentif. Il faut faire attention à l’autre, à tous les autres. Aux silences des textes et aux silences des acteurs, là où tout se joue, peut-être., L’attention, c’est l’amour de tous les autres, vers un autre impossible, cet étranger que l’artiste cherchera en lui-même et en ses frères et sœurs  de lutte et de travail. C’est pourquoi l’élément où se meut l’artiste n’est que modification continue, tout aussi passionnante que terrifiante.

Et nous arpentons avec Pascal Greggory cette perpétuelle modification qui constitue le travail et la vie de qui s’attache aux mots et aux images du monde, pour en faire naître le sens, avec sa sueur, ses rires et ses larmes, avec ceux qu’il a rencontrés, aimés pour faire advenir avec eux, en eux – même sans qu’ils ne le sachent – un sens perpétuellement à chercher en ce monde. 

Mais si ce travail est parfois une souffrance, nous entendons aussi qu’il est une joie sans fin, par les rencontres, les émerveillements de découvertes auxquelles on ne croyait plus. 

Et l’aventure peut-être surprenante souvent, drôle aussi, parfois; comme ce jour où  Koltès aurait dit à Patrice Chéreau que, peut-être, ses textes étaient « injouables ». Sans doute est-ce vrai. Mais c’est parce que c’était impossible à faire que Chéreau en a fait du théâtre. 

Et ce que Pascal Grégory ose là, pour aller jusqu’au bout du texte, est aussi impossible à faire : faire revenir la scène de « La solitude.. » au pas du client, se laisser encore dangereusement envahir par Anjou… Et pourtant, les métamorphoses sont là. Et c’est parce que c’était  impossible qu’il n’a pu le faire qu’en scène, à la fois présent et absent.  

« Il ne suffit pas d’aimer le théâtre, il faut que le théâtre vous aime »  est un souffle parfois inquiétant qui habite les coulisses des spectacles, des plateaux. Non seulement Patrice Chéreau a aimé le théâtre, mais le théâtre l’a aimé.  C’est de cette histoire d’amour qu’il est question dans chacun des mots de « Ceux qui m’aiment… ».

Si Jacques Lacan a écrit qu’ « aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », cet Amour est le destin de tout artiste, il est cette histoire qui nous est, là, livrée. L’artiste ne possède pas ce pouvoir étrange et fabuleux de transmettre ce que l’art invente malgré tout, malgré nous; malgré ceux qui l’aiment, malgré ceux qu’il aime : Il en est le passeur. 

Pascal Greggory nous laisse en offrande, dans les mots habités de cet immense peintre du vivant qu’est Patrice Chéreau, son désir fou d’artiste, cette passion toujours inachevée de ne cesser de ré-inventer le monde. Cette parole fut, ce soir-là, pour nous, celle, portée au-delà de lui-même, de celui-là qui a cherché à révéler les traits cachés des hommes, à fixer le reflet des choses. 

Et pour ceux qui l’aiment, au bout de ce bouleversant passage, ces mots, à jamais, résonneront.  Parce que l’amour ne meurt pas.


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