Nouvelle par Sylvestre Rossi

  Souvent je m’enjoins à vivre ce rêve pour trouver le sommeil, mais peut-être n’est-ce pas un rêve, juste un souvenir heureux, un très vieux souvenir, puisé dans une époque lointaine, je suis seul alors sur une étendue déserte, le ciel est jaune comme les blés, la roche violette et l’herbe orangé, l’eau des torrents est rouge lie-de-vin, et limpide, incommensurablement limpide, mon vaisseau est en panne, et je n’arrive à communiquer avec ma hiérarchie qu’une minute par jour. 

  Des années seront nécessaires pour tirer cet incident mécanique au clair, et cela ne m’inquiète pas, au contraire, j’ai de quoi manger à ma faim, grâce à des pilules de survie en nombre conséquent, je suis seul, délicatement seul, avec mon vaisseau-wigwam pour me protéger du froid et de la chaleur excessive.   

  La solitude tant convoitée m’enveloppe enfin, par la plus étrange des providences, elle est l’aboutissement d’une jeunesse paresseuse.

  Et tout comme mes aînés, je vais vraisemblablement aussi rencontrer des naufragés, habités pour certains d’occurrences mémorables, pour d’autres d’oubli quasi instantané. 

  Un temps, une naufragère, dotée de jambes infinies, et d’un visage semblable à celui de la comédienne Capucine, comble mes vagues projets. Son sourire scintille à la place des étoiles mortes dans le ciel d’or. 

  C’est un renversement des valeurs que je vis, l’or est en haut, inaccessible, et la spiritualité tente sa chance au ras du sol. 

  Une atmosphère spéciale ralentit agréablement mes mouvements. Capucine et moi avons chacun des gélules nutritives et une capsule spatiale à l’arrêt, sans dommages irrémédiables.

  Son vaisseau-yourte provient d’une planète aux aspirations matriarcales, mais nos pannes semblent identiques, et nous parlons tous deux fort heureusement le volapuk.

   Le ciel en soirée est souvent safran, et ocre parfois au crépuscule, puis la nuit marron-glacé se peuple de soupirs de ptérodactyles. 

  Campés sur notre quant-à-soi, en contrebas d’un bel à-pic où nous a amené nos pas, nous papotons, bercés par le clapotis du rivage, la marée est imperceptible, et son écume a l’aspect d’une mousse au cassis, de minuscules poissons volants virevoltent comme des moucherons chromés, affleurant le gravillon détrempé. L’horizon ne se donne pas à deviner, c’est une perspective-en-soi, parcourue de mirages. Nous n’avons pas de combinaison de bain dans notre paquetage, et n’osons pas nager nus.

  Capucine manie avec dextérité l’art de la conversation, complimentant beaucoup son entour professionnel dont elle narre les interventions routinières, renvoyant milles ascenseurs gratuits, un peu comme une poule qui continue à courir avec la tête coupée, et cela ne manque pas de charme sur le moment, probablement parce qu’elle cherche à m’être agréable, tout en donnant du temps au temps. 

  Je ne peux évidemment entendre le monde absurde auquel elle se réfère, personne ne le pourrait réellement, mais j’apprécie qu’entre nous rien ne presse. 

  J’ai toujours aspiré à ce que les choses aillent lentement, très lentement, c’est pour cette raison que j’ai choisi le métier de cosmonaute. 

  Naviguer dans l’espace pendant de longues périodes, à des années-lumière de la terre, était mon plus cher désir, et je l’ai réalisé, non sans efforts d’importance, m’y reprenant à deux fois pour réussir le concours des Hautes Etudes Spatiales, échouant à ma première tentative par manque de réalisme, puis me perfectionnant les années suivantes, en tant que pilote d’essai et plongeur sous marin, prenant des risques répétés au point de marquer au fer rouge mes camarades de promotion, et quand enfin je me suis senti prêt à concourir, c’est la toute première place que j’ai décrochée, très loin devant les autres. 

  Je n’ai pas hésité entre les diverses possibilités d’exercer mon métier, choisissant résolument celle d’explorateur solitaire sur les longues distances.

  Sur terre, les femmes de mon âge étaient trop excitées, il était bon que je les retrouve dans quelques décennies, quand elles seraient plus à même de satisfaire mes désirs spéciaux en matière de rapprochement, d’entente et de fusion. 

  En attendant, j’étais disposé à toutes les communions bizarres avec un être aussi aventureux que moi.

  Des mois à présent que je fréquente Capucine, et ce coin de planète m’est de plus en plus familier, grâce au roadster électrique qu’elle a emporté dans son vaste vaisseau-yourte, et dans lequel elle m’invite à faire des reconnaissances, il nous est cependant impossible dans ce véhicule à l’autonomie limitée de nous éloigner de notre point de chute. 

  On fait pas mal de choses à deux, mais pas toujours, je procède aussi à des relevés de terrain, en me servant de ma trottinette pliable, une mire en bandoulière. La chance, le miracle même, c’est notre point de chute commun, tel un pittoresque lieu-dit en rase campagne. Nous aurions très bien pu échouer à des milliers de kilomètres l’un de l’autre.

  L’endroit parait hospitalier, il y a de l’eau douce, des frondaisons, un climat tempéré. L’eau entre les cailloux est joliment rose au matin, puis s’altère au fur et à mesure que le jour décline, jusqu’à atteindre la nuance « pelure d’oignon », une vapeur en suspens à hauteur d’homme masque en permanence le soleil, rendant le ciel uniformément jaune-or. 

  Les hauts feuillages peuplés de maigres branches, aussi solides que des câbles, soutiennent d’imposants régimes de noix ovales, de la taille d’un ballon de rugby. Sur des arbustes nains, nombres de baies aux couleurs variées chatoient, comme huilées par l’atmosphère. De fait, on se sent cireux, la peau aussi douce que celle d’un bébé.   

  D’étranges animaux à poil ras colonisent les parages, sans qu’aucun ne garde longtemps la station à quatre pattes, ils ressemblent vaguement à des kangourous et à des singes, vivant manifestement de cueillette, ils ne sont pas très grands ni bruyants, et plutôt nonchalants d’allure. 

  Les oiseaux ne paraissent guère avoir évolués depuis l’ère préhistorique, ce sont pour la plupart des ptérodactyles au plumage criard, de la taille de faucons, qui se nourrissent de minuscules marsupiaux, et de poissons volants, fort nombreux en bord de rivage. 

  Je remarque avec un certain désappointement que Capucine se ferme quelquefois au monde, et dans ces moments-là, ses iris disparaissent, je peux très clairement observer que ses yeux pivotent lentement vers l’intérieur de son visage, prenant dès lors l’apparence de ceux des statues grecques, et par un effet de mimétisme quasi immédiat, se donnent la même teinte que la peau, sans la moindre veinule discernable.

  L’existence de Capucine alors se verrouille à double tour, ça ne dure pas, mais il est impossible de communiquer avec elle, parfois pendant quelques heures. Et dans ces plages-là, elle émet des gémissements de plaisir, sans se préoccuper de ma présence, telle Aphrodite, ainsi qu’auraient pu l’imaginer les sculpteurs de l’antique Ionie. Elle instaure idéalement la distance qui sied à une déesse envers un simple mortel. 

  Je suis malgré tout l’happy few de ses transports en solo, et l’interlude terminé, l’intimité ayant secrètement gagné un cran entre nous, chacun réinvestit à reculons son quant-à-soi. 

  Au loin, l’horizon parait moins flou, et la sémantique de Capucine se fait moins convenue, son timbre de voix aussi s’accorde un surplus de naturel. 

  Tout m’a très tôt ennuyé, me confie-elle, il en a été ainsi tout au long de mes jeunes années, sans que je puisse efficacement remédier à ce désastre sensoriel, et déjà je rêvais de tournoyer sans vis-à-vis autour d’une planète lointaine. 

  Intrigué, je dodeline du chef.

  Puis, je suis devenu une demoiselle collet-monté, aimant à s’attabler aux terrasses de cafés peu animés, mais ensoleillés, beaucoup trop ensoleillés pour si peu de monde. Un confident falot m’accompagnait parfois, et j’étais agacé par le bruissement furtif du papier bleu qui recouvrait son Lagarde et Michard, autant que par les bruits de succion de pipe du commissaire Maigret à la télévision. Pourquoi les considérations prosaïques sont-elles toujours rythmées de petits bruits répugnants ? 

  Je souris. 

  Fort heureusement, dit-elle, les quais étaient un délice de silence, qui s’enrichissait au soir d’une légère brise que les autochtones nommaient l’ambada. Même l’album Imagine de John Lennon, sorti l’année de mes quinze ans, m’avait désolé, un peu comme s’il venait d’être enregistré dans un vieux garage en tôle, accentuant le son déglingue d’un style englouti. Seule une conjugaison toute personnelle de chamanisme et d’ingénierie allaient parvenir à bousculer ma morne destinée.

  Son laïus terminé, je me dis in petto : Quel monde étrange que celui dans lequel nous venons de chuter ! C’est un drôle de monde, vraiment, ni menaçant ni parfumé, impavide à tous égards.

  Je me déshabille en toute sérénité, entièrement nu dans mes brodequins délacés que j’abandonne en bord de rivage, après avoir foulé un tapis de gravillons. Une escouade de poissons-volants pirouette au ras du sol, chatouillant mes jarrets, pendant que j’entre précautionneusement dans l’onde, intimidé par le grisant désir de me baigner. La natation était une activité sportive que j’affectionnais particulièrement sur terre, été comme hiver.

  L’eau est excessivement salée, comme dans la mer morte, les yeux me piquent, et sa température est à l’image du système climatique de cette planète, modérée, sa consistance est agréablement lubrifiante. Est-ce une mer ou un lac ? 

  Capucine me détaille, j’aime la façon dont elle s’y prend, bien sagement installée sur un rocher rond comme un aérolithe, dans sa combinaison à col Claudine.

  Je suis fier de mon corps longiligne à la musculature peu saillante, de mes attaches fines, ainsi que de mon cou de cygne, et particulièrement de mes longues mains cachectiques. Elle n’esquisse pas le moindre mouvement pour me rejoindre, ne perdant rien de mes gestes gauches au contact des gravillons revêches quand je sors de l’eau. 

  Je frémis sous l’accolade de la vapeur ambiante, et sans me courber chausse mes brodequins, me dirigeant vers l’amas textile que forme à même la grève poisseuse ma combinaison ignifugée.

  Capucine vient à présent à ma rencontre, comme dans la chanson, et s’assoie près de moi, m’enveloppant de son regard. Elle se saisit de ma main qu’elle garde tendrement dans la sienne, et presque aussitôt s’endort, en position accroupie, puis bascule de tout son poids sur le sol. 

  Son soudain sommeil ressemble davantage à une perte de connaissance qu’à un endormissement, et son visage pâlit à vue d’œil, quasi diaphane. 

  Ses paupières prennent une teinte vert-de-gris, mais sa respiration est régulière. Elle semble gentiment épuisée, la bouche entr’ouverte, les dents comme ointes de miel translucide. 

  Une délectable odeur d’huitre ouverte flotte dans l’air venté, et de curieux borborygmes dans le ciel réussissent un tour mélodieux, dissipant la vapeur, une pluie fine se donne libre cours, éclairant notre lieu-dit d’une luminosité métallique. Capucine ouvre les yeux.

  Nous somme seuls au monde, baignant dans l’espoir de n’être jamais déçus ni lassés, tirant sans hâte des plans sur la comète.

                                                                                                                           Miomo, le 01-02-2020

5 commentaires

  1. You have a dream… Un rêve fabuleux et coloré dans un Jurassic park bienveillant, au milieu « des soupirs des ptérodactyles » , « des minuscules poissons volants qui virevoltent comme des moucherons chromés »…Un amour impossible avec une femme souvenir… Un imaginaire foisonnant et un style limpide. Un texte très original, poétique et un peu désespéré…Bravo

  2. “C’est un drôle de monde, vraiment, ni menaçant ni parfumé, impavide à tous égards.”
    Ecriture limpide et entrainant dans sa melancolie douce-amere…merci pour la balade!

  3. l’écriture du funambule… voyage sur un fil. On circule sur ces lignes en fragile équilibre entre désespérance et délicatesse, lucidité et rêverie, tenant la main de l’humour et de la fantaisie comme on accroche des ailes à la gravité !
    Adorable nouvelle!

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