par  Noëlle FRATICELLI 

La lignée des mangeurs de soleil

L’ouvrage s’ouvre sur une transmission peu banale. Il va s’agir d’une soustraction d’héritage qui, faisant surgir le don de l’objet rien (il ne restera rien aux trois héritiers Scorta), introduit les personnages au manque à être et donc au désir qui est, en soi, une réelle transmission)

Il faut souligner que à cet objet « rien » qui amène le dénuement s’adjoint l’amour sous la forme d’une trace énigmatique laissée dans le souvenir d’une petite fille : son père, après s’être allégé d’un héritage indûment accumulé en le donnant à l’église pour le laver de son ignominie veut qu’il soit redistribué à la convenance du prêtre. Alors qu’il sait qu’il doit mourir, Rocco Scorta Mascalzone, passant auprès de sa fille, lui caresse les cheveux d’un geste tendre et qui restera unique. De ce geste la question de l’amour jaillit qui perdurera durant toute la vie de Carmela. Aussi immatérielle qu’une caresse, mais non moins fondamentale est la transmission de la parole donnée : ainsi ne reste-t-il rien aux Scorta sauf la promesse de funérailles grandioses à la mort de chacun d’eux.

À l’héritage en moins s’ajoute le don d’amour de Korni aux enfants Scorta à l’heure où, refoulés de Stone Island, ils ne pourront prendre pied aux USA où ils avaient précocement espéré « se faire une vie ». Le vieil émigré polonais sans descendance transmet à Carmela qui l’a assisté dans ses derniers moments, 8 pièces d’or et une pelote de (faux) souvenirs « américains » que la fratrie fera siens pour affronter, à leur retour d’exil, la communauté villageoise indifférente ou hostile. Les mots de Korni ont élevé les enfants de la Muette (par ailleurs issus d’une lignée de taiseux) à la dignité d’êtres parlants, ce qui les humanise. Ces paroles les nouent à jamais entre eux et leur imposent un devoir de transmission à leurs descendants. Pour Carmela, par ce don, Korni endosse la fonction d’un père qui nomme. Par là même il la distingue et la tire du néant. En « voix off » (et en italiques) le monologue de Carmela court par ailleurs tout au long de l’ouvrage renouant les fils des destins morcelés des membres d’un clan qu’unit une solidarité avant tout organique née du manque initial que fut la soustraction de jouissance du père, en effet :
« si Rocco avait pu faire disparaître les siens, il l’aurait fait. Tout ce qui était à lui devait mourir avec lui […].
Sais-tu à quoi tu les condamnes ? demanda encore le curé qui voulait aller jusqu’au bout.
• Oui, répondit froidement Rocco. À vivre sans repos. »

Le style épuré est au service de l’objet à suivre à la trace : celui qui cause le désir entre les générations. Ainsi cet objet « rien » ressurgit de la première à la dernière phrase du roman.
Or ce qui cause notre désir est un objet évanescent, impossible à dire. Que l’écriture soit dépouillée (des Pouilles ?) permet le surgissement de cet objet. Ce point d’articulation qui court entre les lignes donne cette cohérence originale et originelle au texte. Il s’agit d’un tour de force de l’auteur qui s’affronte à dire le réel d’une subjectivité qui s’enroule.

On retrouve l’autre point d’articulation noué à l’objet cause : ce sont les valeurs de survie du groupe familial restreint auxquelles ils restent fidèles, chacun à sa manière, tout au long de leur vie.

Se présentent des moments de bascule où, tour à tour, chacun souhaite transmettre cet essentiel à un neveu, à un enfant : le verbe est concis et son empan énigmatique. Les traits saillants des personnages le sont d’autant plus qu’ils sont soulignés pour chacun par un élément préférentiel :
• la terre et les oliviers pour Domenico,
• le soleil et la mer pour Raffaele et Donato,
• le vent pour Carmela qui se définit, par ailleurs, dans cette proclamation altière : « je suis la sécheresse du soleil et le désir de la mer ! ».

La force des choses se conjugue ainsi au caractère rugueux de ces gens de la terre. Ils puisent leur « dur désir de durer » dans l’univers âpre qui les entoure, dominés qu’ils sont par le minéral, le végétal et la mer. Lorsqu’ils disparaissent, le réel de la nature continue sans eux avec leur plein assentiment.

C’est un livre lumineux sur la destinée humaine, réduite à sa dimension de transmission de rien qui impose d’agir pour faire à son tour « quelque chose » de sa vie avant de s’abolir dans une nouvelle transmission. Ce ressort vital ainsi dénudé est essentiel. Les personnages, tour à tour se cramponnent au paysage, à sa lumière, à ses odeurs, aux éléments qui, eux perdurent.

On assiste à une réelle montée au zénith de l’objet cause du désir, à savoir ce à quoi un sujet s’arrime dans la vie. Ainsi le roman qui s’ouvrait sur un don de « rien » accolé à un geste d’amour se termine sur l’image d’un couple uni par un don de même nature : amoureux repoussé de Maria à qui il offrait pourtant « tout », Elia, le fils de Carmela n’est reconnu et aimé de celle-ci qu’à partir du moment où il incendie tout son bien et ne peut dès lors lui offrir qu’une vie de labeur et de sueur. Le tout se retourne de nouveau en « rien » :

« – Tout est parti en fumée ?
-Tout.
– Qu’as-tu à offrir maintenant ?
– Rien
– C’est bien, reprit Maria. Je suis à toi si tu veux de moi.
 


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