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Gourmandises

Les enquêtes d’Eraste Fandorine*

Article de Jean-Marc Graziani

 

La première fois c’était dans la micheline d’Ajaccio à Bastia. En cette fin du mois d’Aout 2003, j’étais à pied, ma New Beetle garée au fond d’un ravin d’Oletta, trois tonneaux en guise de créneau.

Quatre heures à tuer, et au moment du dernier café, juste avant de partir pour la gare, j’ai réalisé que je n’avais rien à lire.

_ « T’as pas un bouquin ? »

_ « Ouais, prends ça, c’est un Russe! Un truc à la Sherlock Holmes, en plus drôle.»

_ « Ça roule. Merci ma caille ! (Expression d’époque ! Quoique déjà ringarde en ce début de millénaire.)

Voilà comment j’ai été amené à faire la connaissance de Fandorine, effeuillant Azazel à côté d’Allemands en chaussettes-sandales, tandis que notre train traversait la plaine de Peri.

Les enquêtes dEraste Pétrovitch Fandorine ? Une de mes friandises préférées, avec les bouquins de Zafon, les Stoptouts, les Batnas

Best-seller absolu en Russie puis dans le reste du monde (30 millions d’exemplaires vendus en 30 langues), c’est l’oeuvre la plus prisée de l’écrivain Géorgien Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili, plus connu sous le pseudonyme de Boris Akounine (1).

La légende veut que ce soit sur les conseils de son épouse, pour se remettre de la rédaction pénible et démoralisante de son essai L’Écrivain et le suicide (1999), que ce dernier entreprit l’écriture d’Azazel (premier opus des aventures du détective). Coup d’essai, coup de maître !

Ce jour-là, je n’ai pas vu le Pont du Vecchio ; mes Allemands ont quitté le wagon sans même que je m’en rende compte, remplacés par d’autres, avec de vraies chaussures ; à peine ai-je levé la tête à l’entrée de chaque tunnel, quand un léger décalage dans le déclenchement de l’éclairage nous plongeait un court instant dans la pénombre ; et, comme par magie, nous étions à Bastia. Moi, j’avais passé quatre heures dans un Moscou de carton-pâte, chamboulé par mille retournements répondant presque « mimétiquement » aux soubresauts du train. Ma première expérience Fandorienne! La première d’une longue série (treize, pour le moment, à moins que vous ne lisiez le russe, le quatorzième roman est en cours de traduction). Des livres que j’attends chaque fois comme un gamin avide devant la vitrine d’un confiseur. Alors, si vous n’aimez pas le sucre, passez votre chemin, ces livres-là vous laissant en bouche un goût de barbe à papa, de pomme d’amour, un sourire chocolaté de fête foraine…

L’exubérante Russie d’Alexandre III et de Nicolas II, sa faune, ses machinations, son administration byzantine, ce gigantesque carrefour des mondes que deux guerres s’apprêtent à transformer en prison, voilà pour le cadre ; laissons entrer les personnages.

Chef-d’oeuvre de caractérisation, Eraste Pétrovitch Fandorine, le protagoniste principal (chevelure blanchie avant l’heure, fort pouvoir déductif, chance scandaleuse, bégaiement intempestif, sophistication vestimentaire, goût prononcé pour la science et le progrès technique, le tout saupoudré de sagesse orientale), est à la fois l’archétype de l’homme moderne et cosmopolite et le vestige d’une civilisation disparue ou sur le point de l’être. Avec Massa son étonnant (et concupiscent) valet japonais (bien plus ami que domestique), ils forment un duo comique irrésistible, façon auguste et clown blanc.

Hommage au roman feuilleton, pastiche génial des grands classiques de la littérature policière, parfois même jusque dans le style (2), la série est bourrée de références, clins d’oeil qu’on est heureux de repérer, presque de collectionner, au fil des pages, sans pour autant qu’elle n’oublie de construire sa propre mythologie. Une histoire attachante, voire addictive, insidieusement contaminée par la nostalgie quand, aux côtés de Fandorine, on sent poindre la fin d’un monde

L’auteur, Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili
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1/ Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili/Boris Akounine est lui-même un personnage digne de roman. Orientaliste, japoniste (Diplômé de l’institut des pays d’Asie et d’Afrique, Université de Moscou), critique littéraire, directeur adjoint de la prestigieuse revue littéraire Inostrannaïa Literatoura, Littérature étrangère, de 1986 à 2000, c’est un romancier, un traducteur émérite et un essayiste réputé incarnant dans la Russie moderne l’image d’une certaine intelligentsia hostile à Vladimir Poutine. Le choix de son pseudonyme B. Akounine est d’ailleurs un pied de nez à toute forme d’apparatchisme, jeu de mot entre le japonais aku-nin, signifiant homme qui fixe ses propres règles et Bakounine, le célèbre théoricien de l’anarchisme.

2/ Une série parallèle baptisée Dédicaces, conçue comme un exercice de style, reprend d’ailleurs le personnage de Fandorine pour de courtes intrigues policières à la manière de.
* La série des enquêtes d’Eraste Fandorine:

    1      Azazel (2001) (Азазель, 1998 dont l’action se déroule à Moscou, à Londres et à Saint-Petersbourg en 1876) – Version russe illustrée par Igor Sakourov1 Prix Mystère de la critique 2002

    2      Le Gambit turc (2001) (Турецкий гамбит, 1998 dont l’action se déroule en Bulgarie en 1877)

    3      Léviathan (2001) (Левиафан, 1998 dont l’action se déroule en mer en 1878) – Version russe illustrée par Igor Sakourov2

    4      La Mort d’Achille (2002) (Смерть Ахиллеса, 1998 dont l’action se déroule à Moscou en 1882) – Version russe illustrée par Igor Sakourov3

    5      Missions spéciales (2002) (Особые поручения), 1999 suite de deux nouvelles :

  • Le Valet de pique (Пиковый валет, dont l’action se déroule à Moscou en 1886) – Version russe illustrée par Igor Sakourov4
  • Le Décorateur (Декоратор, dont l’action se déroule à Moscou en 1889) – Version russe illustrée par Igor Sakourov5
    6      Le Conseiller d’État (2003) Статский советник, 1999 dont l’action se déroule à Moscou en 1891)

    7      Le Couronnement, ou le Dernier des Romanov (2005) (Коронация, или Последний из романов, 2000 dont l’action se déroule à Moscou en 1896) – Version russe illustrée par Igor Sakourov
    8       La Maîtresse de la mort (2006) (Любовница смерти, 2001 dont l’action de déroule à Moscou en 1900)
    9      L’Amant de la mort (2006) (Любовник смерти, 2001 dont l’action se déroule à Moscou en 1900)
   10    LAttrapeur de libellules (2003) (Алмазная колесница, 2003 dont l’action se déroule en Russie en 1905 et au Japon en 1878)
    11    Le Chapelet de jade (2009) (Нефритовые четки, 2007 recueil de nouvelles, dont les récits se déroulent entre 1881 et 1900.)
    12    Le Monde entier est un théâtre (2013) (Весь мир театр, 2009 dont l’action se déroule à Moscou en 1911)
    13    La Ville Noire (2015) (Черный город, 2012, dont l’action se déroule à Bakou en 1914).
    14    Planète Eau (non paru en français) («Планета Вода», 2015, dont l’action en trois parties se déroule à Tenerife en 1903, dans la province de Zavolsk en 1906 et en Pologne en 1912). (Source wikipedia)

 

4 commentaires

  1. Merci. Vous faites bien! Le personnage de Massa n’apparaît pour la première fois que dans le troisième épisode (Léviathan). Dans le premier (Azazel), c’est un Fandorine jeune et encore mal dégrossi que l’on rencontre. Suivre son évolution personnelle au cours de la série est un plaisir supplémentaire. Bonne lecture.

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