th2MNAEMLR
Pourquoi lire  Tiens ferme ta couronne  , nécessairement, maintenant, vite? ! Avant qu’il ne devienne ce qu’il deviendra, un grand classique !

Parce que ce livre est le plus grand livre écrit depuis des décennies, sans doute ; juste avant – ou après –  Les renards pâles  du même écrivain ; parce que Yannick Haenel est un génie.

Mais une fois l’évidence écrite, comment comprendre ou au moins tenter d’évoquer ce mystère de mots, ces suites de mots étranges, ces « plis », au sens deleuzien du terme ?
Ces replis du sens à l’intérieur de l’histoire, qui, une fois engagés dans cette lecture que l’on ne peut plus quitter une fois entamée, nous enferment dans une sorte de descente circulaire, tournante, vers un horizon inconnu ; vers la recherche d’un sens que l’on découvre seulement au cours de la lecture qui  a été perdu, pour nous, pour le lecteur que nous sommes désormais, enfermé dans la certitude de cette perte dont nous n’avions aucune idée.

Cet homme qui parle sans être celui qui se nomme en parlant, ce fantôme « janusien » qui pourrait être n’importe qui, nous met, comme en défi, à sa place, à la recherche d’un désir devenu obsédant, dévorant. J’entre dans ce livre, et je deviens – et seulement cela – un homme quelconque qui cherche n’importe où un objet qui n’existe pas.
Voilà, c’est tout. Cela n’est rien, peut tenir en trois lignes. Mais cela est tout, contient tout l’univers comme la goutte d’eau se multipliant à l’infini contient toutes les mers du monde….
« Je suis quelqu’un qui ne s’oppose pas à l’univers, l’univers nage en moi ».
(Tiens ferme ta couronne, Y Haenel)

Cela est tout et nous offre une entrée dans un monde digne de Lewis Carroll, d’un pays aux merveilles terrifiantes, où toutes les portes qui s’ouvrent se ferment pour donner sur des impasses, des labyrinthes ou des trous noirs. Un monde que nous allons reconnaître incidemment comme le nôtre, sans que nous nous en soyons rendu compte.
C’est une histoire de fou. L’histoire incroyable d’un fou, d’un écrivain improbable, qui rêve d’un projet impossible et croise de manière évasive des êtres qui disparaissent les uns après les autres.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
(Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques)

L’interrogation poétique devient ici évidence. S’il y a quelque part dans cette époque un reste d’âme, elle ne demeure plus que dans ces matières-traces, ces objets et ces hommes qui se font objets, icônes – Isabelle Huppert, Michaël Cimino – pour être ce qui reste après l’Apocalypse, les reflets d’un être intouchable désormais.

« J’aime que l’itinéraire qui mène le Capitaine Willard vers le Colonel Kurtz relève du bardo – de ce couloir initiatique qui fait passer de la vie à la mort, et inversement. (…) Les ténèbres attendent que nous perdions la lumière ; mais il suffit d’une lueur, même la plus infime, la pauvre étincelle d’une tête d’allumette pour que le chemin s’ouvre : alors, le courant s’inverse, vous remontez la mort. »
(Y Haenel , Tiens ferme ta couronne)
Cet itinéraire littéraire, comme « mimétisé » par l’auteur-narrateur, remonte d’une mort advenue par surprise, et, parce que c’est maintenant ou jamais qu’il faut reprendre vie, fait avancer ; malgré tout ce qui devrait le tuer, l’homme qui dit avance par ce qu’il rencontre et qu’il évite ; malgré tout ce qui devrait le terrifier, l’homme qui lit continue d’avancer de noms en noms, de fétiches en fétiches, pour trouver la chair réelle à tenir.
C’est une histoire qui semble le récit d’un fou divagant, mais c’est le récit de notre monde dit par un sage, un esprit venu de très loin et c’est nous qui sommes fous de ne pas tout de suite y croire, de ne pas tout de suite être saisis de respect et d’effroi.
« Derrière la vie des noms, il y a parfois celui de Dieu, mais la plupart du temps, il n’y a rien. »
De quoi parle-t-on ? Qui parle ?

Alors, bien sûr, Yannick Haenel est un génie, mais un génie savant, et son roman est un roman à clés, non d’êtres humains vivants – ce qui serait sans aucun intérêt – mais bien de personnes icônales, tracées dans une histoire métaphysique, littéraire.

Alors, qui parle ?

Mais les noms ! Ceux qui nous ont laissé les traces des événements réels grâce auxquelles nous nous sentons de ce monde : « Les noms parlent aux noms, c’est le début de la joie »…

Alors, dans le désordre, et pour s’amuser – ou intriguer et faire chercher ceux qui liront ces lignes : La Gradiva, Wittgenstein, Leonard de Vinci, Friedrich Nietzsche – par la référence à l’ « amor fati » -, Jacques Lacan, Jean Genet, Jean Cocteau et ses « Enfants Terribles », le pêcheur grâcié de Malebranche, le penseur arrivé au troisième genre de connaissance dans le livre V de l’Ethique de Spinoza, les visages dont rêvait Levinas…

De quoi parle-t-on ?

Mais de la disposition cachée du Monde, où nous sommes perdus sans le savoir. De ce cerf que l’on passe son temps à chercher pour ne le voir que disparaissant, qui seul tient le fil, dans ses bois, toujours s’évanouissant, qui tient le fil d’une histoire qui est la nôtre et dont nous ne connaissons pas le sens, mais que nous devons chercher pour exister.

« Arrivé à un certain point, le désir prend la forme d’une énigme : Qu’est-ce qui brûle sans se consumer ? Je courais après ce feu. »

Ce roman met en jeu, en expérimentation, un principe métaphysique « intouchable », comme Camille Claudel qualifie l’onyx comme pierre à sculpter, un principe impossible à penser : le principe de disparition.
« Il existe un point où Dieu ne cesse de disparaître, où c’est moins son absence qui nous saute au visage que le moment exact de son effacement. »
C’est ce point autour duquel tourne l’écriture de Yannick Haenel, comme le chasseur tourne autour des bois du Cerf Royal. Ce point d’équilibre galiléen, invisible, disparaissant, mais devant « tenir ferme », pour que l’Etre tienne par-delà toutes les disparitions.
Et c’est de ce point d’où l’on entend les pas d’une catastrophe qui ne dira que très tard son nom…trop tard. De cette catastrophe qui aujourd’hui sera la nôtre, nôtre rencontre avec le tueur !
« Je crois que si l’on n’espère pas un miracle, rien n’arrive : ce qui ne tend pas vers le miracle rend servile. »

Ce roman est l’histoire d’une catastrophe manquée pour celui qui la veut, qui la cherche, d’une catastrophe déplacée.
Au fur et à mesure des situations, on voit les choses dégénérer vers la folie, la misère ou la catastrophe.
Comme si l’avatar de l’auteur – ou de ce narrateur « janusien », qui est peut-être l’auteur, ou n’importe qui d’autre -, comme si ce personnage avait défié le ciel, et attiré une foudre impitoyable qui va s’abattre sans cesse autour de lui, lui qui tourne autour de ce qu’il ne faut pas toucher, que l’on peut appeler le « Sacré ».
Et « Le sacré, c’est quand ça crève ! » !!
C’est cette foudre qui nous frappe au moment précis où justement, on – ce « on » en chacun de nous qui se réfugie dans la banalité des gestes quotidiens effaçant l’insupportable cruauté du monde -, on était en train de l’oublier, de le « faire passer » comme une pilule amère !
« En jouant avec les noms, avec le murmure et le silence, on se déplace dans le Sacré »
Ce roman est ce jeu. Ce jeu improbable et nécessaire pour tenir contre la catastrophe.
C’est une recherche. Mais pas une recherche de réussite, de gloire ou de reconnaissance, comme pourrait le laisser penser le simple « résumé » de l’histoire strictement déclarée – un scénariste fauché qui cherche à faire tourner son scénario… C’est la recherche de la beauté, au sens stendhalien de cette « promesse de bonheur », qui peut tenir devant toute catastrophe. Devant la catastrophe qui va être dite.
« Un jour, vous comprendrez que le rite est sans fin : vous comprendrez que même si personne n’y assiste, même si les vases sont vides, même si l’officiant fait défaut, ça a lieu. Vous avez la révélation de les Dieux sont morts, mais que le rite continue. Vous sentez qu’un filigrane s’écrit en silence derrière l’histoire des hommes. »
Au travers de ce qui pourrait apparaître comme un rêve de malade, mais qui n’est que la traversée intérieure d’un cerveau, d’un esprit commun qui se révèle être le nôtre, et qui doit penser l’impensable, résiste quelque chose de cet insaisissable vérité qui ne cesse de disparaître.
Ce qui résiste est bien la révélation que ce rite qui continue préserve la survie de l’espèce. Ce qui résiste est bien que la beauté existe, effroyablement, même quand des enfants meurent.
« Quelque chose échappera toujours aux humains ; et n’en finira jamais de brûler sans nous – Nos désirs viennent d’une nuit lointaine. »
Ce sont ces désirs, qui se donnent en ces mots par les énergies retenues, éclatées, poussées au plus loin du supportable, au plus loin de ce qui peut être écrit, qui éclairent ce livre de cette nuit enfin devenue perceptible en nos sens auparavant défaillants.
Avant de lire  Tiens ferme ta couronne .
                                                                                                               Sophie Demichel-Borghetti

yannick-haenel-by-c-pfrunner-__img_1477


En savoir plus sur Musanostra

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

1 commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Musanostra

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading