par Marine SimonCiosi
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Le roman Les Onze de Pierre Michon explore la figure de l’artiste à la Révolution, autant que celle de l’écrivain à sa table de nos jours. Le récit se propose de retracer les circonstances d’une commande passée au peintre François-Elie Corentin afin de représenter les membres du Comité de salut public. Michon retrace avec minutie l’enfance du peintre, sa généalogie, donne à voir un portrait psychologique saisissant des deux femmes qui abreuvent d’amour le jeune François-Elie, comme la rancœur sociale qui affecte déjà les terres familiales du Limousin, où il grandit et affirme son tempérament ; l’auteur prend maintes fois à parti son lecteur en évoquant des connaissances supposément partagées par tous sur le tableau des Onze, son emplacement au Louvre, le cartel qui l’accompagne.

Il mentionne des œuvres dans lesquelles Corentin lui-même apparaît, peint par des confrères, et évoque l’ekphrasis que la toile a suscité chez l’historien Michelet, dont Michon lui-même n’hésite pas à décrire des pages dont il donne très soigneusement la référence ; enfin, l’écrivain propose des hypothèses quant aux motifs de la commande, ainsi que des éléments d’herméneutique picturale, notamment sur la symbolique du parricide et du cheval dans la vie et l’œuvre de Corentin, et il rattache sa création aux « puissances » qui animent les Hommes depuis la Grotte de Lascaux. Or, le roman est un formidable trompe-l’œil : le peintre dont il est question n’a nullement existé, et son prodigieux tableau pas davantage !

C’est donc la biographie d’un peintre fictif mais dont Michon ne dévoile jamais l’invention, et la virtuosité de l’écrivain parvient presque à nous persuader de son existence, au point de compulser tous les ouvrages disponibles à l’affût de cette mystérieuse figure présentée comme créateur incontournable de son temps ! Michon élabore ainsi son personnage au moyen d’une reconstitution à partir d’éléments probables, vraisemblables, des connaissances disponibles sur les conditions de vie de l’époque. L’on se régale dès lors de la multiplication des arguments d’autorité par Michon qui cite ses sources comme un historien, ou plus exactement un historiographe, afin de donner de la consistance à cet artiste imaginaire.

Le roman renouvelle magistralement les rapports entre Littérature et Histoire, longtemps confondues par les chroniqueurs antiques et médiévaux, puis drastiquement séparées par l’avènement de l’Histoire comme discipline scientifique au XIXème siècle ; mais Michon évoque l’héroïsation sur un mode tout autre que le roman historique. Les Onze s’offre dès lors comme une mise en abîme du pouvoir de création ; c’est un paragone moderne de la Littérature et de la Peinture, de leurs effets et tensions l’une vers l’autre, un jeu de miroir où celui qui représente, tel le peintre Corentin qui tient son pinceau, devient celui qui est représenté, raconté à son insu, où celui qui devrait fixer l’Histoire est à son tour happé par la postérité. L’auteur dialogue avec des siècles d’Art et donne à voir ses biais, ainsi le musée dans lequel il déambule virtuellement. Michon se plaît enfin à décupler le plaisir de la création par la connivence : il multiplie les gestes d’inclusion envers le lecteur, dont il encourage le déploiement des connaissances intériorisés et de sa propre imagination, comme si l’exhortait à créer, à écrire la scène avec lui, afin que le peintre devienne le sujet dépeint, et que l’Histoire renoue avec l’illusion.

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