par Pierre Lieutaud

– Un jour, messieurs, surviendra une guerre, un cataclysme, une révolution. Et si rien n’est prévu pour y faire face, la Fédération s’effondrera comme un château de cartes.
L’affaire était d’importance. Les représentants des états au conseil de l’Europe savaient qu’elle ne pourrait se passer de la protection d’une armée digne de ce nom…
Depuis le matin, des experts venus des quatre coins du continent énuméraient les conflits futurs et les moyens dont devait disposer la Fédération. Les délégués agitaient des graphiques, des listes d’engins de guerre si sophistiqués que personne ne comprenait vraiment à quoi ils pouvaient servir, les états-majors énuméraient les contingents de soldats que chaque pays devait aligner, divisions alpines, mécanisées, hippomobiles, escadres marines ou aériennes…
En réalité, personne n’acceptait de payer le prix de cette armada et les négociations n’en finissaient pas.
– Messieurs, annonça la président de séance, un moldave qui regrettait ses prairies et ses montagnes et que le tirage au sort avait propulsé à ce poste, nous avons fixé une date butoir. Aujourd’hui à minuit au plus tard, l’Europe doit avoir décidé de quelle armée elle veut se doter…Nous n’arrivons à rien, et pourtant, il faut trouver un accord… La guerre un jour remplacera la paix…Comme on dit chez moi, on a beau adorer le soleil, rien ne peut empêcher la nuit de venir…
Dans les cabines de traductions simultanées, les interprètes, les yeux ronds, crachotaient l’interprétation qu’ils voulaient, remplaçant la phrase par des maximes (l’habit ne fait pas le moine, qui vole un œuf vole un bœuf..), des extraits de fables ( tant va la cruche à l’eau qu’a la fin elle se casse)…des silences…Et lui, tenu par une fonction qu’il maudissait d’appliquer le règlement intérieur de l’Assemblée (dans ce cas précis l’alinéa 6, du chapitre 7 bis modifié), déclara :
– Alors, j’ai décidé, devant l’impossibilité manifeste de nous mettre d’accord…J’ai décidé, dis-je, de faire comme nous faisons dans ces cas….
La salle attendait..
– J’ordonne d’arrêter notre pendule et de ne la remettre en marche que lorsqu’un accord sera trouvé.
La salle applaudit. Chacun se leva, étira ses jambes, fit quelques pas, tapa sur l’épaule du délégué d’à coté, téléphona, s’en alla boire au bar….
Et puis, la séance reprit. Dehors, l’heure avançait et à ce moment de la nuit qu’ignorait l’horloge de la grande salle, la plupart des délégués dormaient. Le président n’avait pour auditoire qu’une une petite escouade de représentants éveillés des peuples d’Europe, longs, petits, gros, maigres, aux vestes flétries ou aux costumes empesés et pour qui le temps ne comptait plus. Alors, puisqu’ils en étaient là, l’argent aussi ne compta plus. Ce fut un revirement étonnant Un jeu, pensa le président moldave, un jeu qui va durer je ne sais combien de temps…
On décida que l’existence d’une armée puissante était incontournable…Elle résisterait à l’invasion chinoise ( des mongols sophistiqués, nombreux, aussi cruels que leurs ancêtres et pourvus d’une technologie de pointe), elle tiendrait à distance l’empire russe (des moujiks ivres et capables des bassesses les plus odieuses), elle empêcherait des troupes de l’Inde ( des millions de soldats d’opérette coiffés de turbans avec un poignard dedans) d’envahir le continent, elle coulerait les armadas des navires du Brésil en route vers ses rivages ( des mulâtres dissimulés derrière un sourire de façade et qui trompaient leur monde avec des pas de samba). Et pour la financer, il suffisait de créer un nouveau fond européen de soutien aux investissements militaires, un investissement de première importance, si important qu’il prendrait le pas sur tous les autres…
Les délégués, hors du temps, ajoutaient des milliards aux milliards….l’Europe posséderait la meilleure armée du monde, ses flottes croiseraient dans toutes les mers du globe avec des escadres de porte avions et de croiseurs, des sous marins posés en embuscade au fond des océans, ses avions seraient si nombreux qu’ils sembleraient dans les cieux des migrations volatiles, ses soldats arpenteraient les monts et les plaines, défileraient dans les capitales.. .
– Messieurs, votons les décisions prises par notre assemblée. Ensuite, nous pourrons remettre en marche les pendules et nous en aller…
Le vote entérina cette fulgurante démarche…
– Et bien voilà, dit le président, l’affaire est close….Faites fonctionner l’ horloge.

L’horloger d’astreinte avait ouvert le petit panneau derrière l’horloge. L’air digne et concentré, il farfouillait dedans, regardant le quadrants, les roues dentées immobiles, les ressorts bleutés qui semblaient des spirales de pierre. Il hochait la tête, claquait le petit portillon, l’ouvrait, regardait encore. Les yeux de l’assemblée étaient fixés sur lui et cette pesanteur l’écrasait, il n’avait plus la force de tourner la moindre clé, il ne comprenait plus rien, il était déshonoré. Il eut envie de se sauver, de rejoindre le temps habituel, celui que suivent tranquillement les horloges. Il maudit ce président qui avait embrouillé le temps…Ne savait-il pas qu’on ne s’attaque pas impunément au mécanisme du ciel ? L’imbécile ! Et ce serait lui, le coupable de ce temps arrêté ? Bernique ! Non mais attendez, c’est trop facile…..
– Que se passe-t-il donc, dit le président ( ce crétin ne comprend rien aux pendules, pensa-t-il..)
L’horloger, tout à ses pensées, regarda le président sans le voir et répondit par une phrase, la synthèse de ce qu’il pensait:
– Tout est en ordre et elle ne démarre pas !
– Et alors ? demanda la salle.
– Et alors, vous restez tous ici, avec moi, tant que le temps n’est pas reparti ! répondit d’un ton ferme le président.
Le jour s’était levé malgré la nuit de l’horloge et maintenant les délégués commençaient à réfléchir à la décision qu’ils avaient prise. Ceux qui avaient dormi reprochaient aux autres de ne pas les avoir réveillé, ceux-ci leur reprochaient de s’être endormis, et tous, atterrés par les milliards distribués, se demandaient comment revenir sur ce vote.
– Le temps est toujours arrêté, alors messieurs, annulons tout cela !
– Vite, murmura à l’horloger le président qui voyait avec effroi la reprise de palabres sans fin, vite, faites-moi démarrer tout ça !
– Et si nous annulons tout, le processus repart de zéro…c’est ce qu’il peut nous arriver de mieux…
– Alors, ces aiguilles, elles bougent, nom de dieu !
Par moment l’horloge sonnait, mais c’était l’heure d’hier et les aiguilles ne bougeaient pas.
– Il faut en finir, allez me chercher une autre horloge…En état…celle là.
Cette fois, ils étaient deux, l’horloger d’astreinte et un apprenti tout endormi. Ils portaient comme le saint sacrement une horloge de marbre dont le pendule allait et venait.
– Voilà.. Notre horloge étant en panne pour des raisons que j’ignore et parce qu’il faut bien rattraper le temps et sortir de cette enceinte, je décide que le temps a repris son cours et que nos délibérations font désormais force de loi et…
– Et quoi ? demanda un délégué…Mon groupe entier conteste cette décision. Il y avait une horloge que nous avons arrêtée, c’est la même qui doit repartir. Elle a suspendu le temps, elle seule peut le faire repartir…
– Messieurs, un peu de logique, une seule horloge n’a pas l’exclusivité du temps. A l’heure qu’il est, des millions d’horloges autour de nous et dans le monde suivent le temps et vous voudriez que la notre décide à elle seule ?
– Monsieur le président, vous nous avez fait vivre dans un temps particulier, différent, autre, et nous y avons dedans fait des choses que nous n’aurions même pas envisagé si le temps avait suivi son cours. Faire repartir les pendules quand ça vous arrange est illégal, hégémonique et dictatorial…L’horloge qui a été apportée, nous ne la reconnaissons pas…Je propose de mettre notre confédération hors du temps, pour nous donner le temps de la remettre à niveau, le temps de réfléchir à ce qui est bon ou mauvais pour les peuples que nous représentons.

L’horloge de marbre sonna midi, lentement, détachant chaque heure, régulièrement…Un frisson parcourut la salle…

– Oui, elle nous dit ce qu’il se passe ailleurs. Mais nous refusons l’ailleurs..

A ce moment, l’horloger leva un bras. L’horloge était repartie. Les aiguilles tournaient.
Le Président regarda les aiguilles. Il était soulagé mais il se dit que décidément le monde ne tournait pas rond, deux petites flèches de fer qui tournaient dans une boite pouvaient changer le temps, la marche du monde et des hommes…Piotr Oblomov, appelons-le par son nom, pensa à sa Moldavie, à son appartement au fond des ruelles ombragées de Chisinau et à son grand lit au sommier défoncé:
– Ne touchez à rien…Les aiguilles tournent, mais notre horloge est en retard de douze heures sur celles du monde. Eh ! bien, je demande que soit conservé ce retard de façon définitive pour nous donner en permanence le temps d’ajuster nos décisions à la réalité du monde….
Dans son grand lit était un trou moelleux et doux où il passait ses journées et ses nuits à réfléchir en regardant par la fenêtre défiler dans le ciel de sa Moldavie le soleil, la lune et les étoiles. Dans ce ciel revenaient toujours les mêmes choses, l’ombre noire des grands tilleuls de la rue, les guirlandes d’étoiles en haut du ciel, les aubes claires, les nuages du soir…Une horloge éternelle que rien ne changerait jamais. Tandis que là, au milieu de tous ces gens…
La création du nouveau fuseau horaire, le Bruxelles middle time (BMT), en retard de douze heures sur le temps universel (Greenwich middle time) modifia profondément la temporalité du monde. On fabriqua des montres à deux cadrans, des globes terrestres pour enfants avec un fuseau horaire en plus, des appareils de navigation aérienne embarqués qui basculaient automatiquement le temps…
Un simple tour de passe-passe suffit à adapter les horloges à la lumière du ciel…On appela la nuit le jour et le jour la nuit. La Fédération, criblée de dettes comme la lune de cratères  continua sa route sous la protection d’une armée nombreuse dont la seule utilité en ces temps difficiles était de résorber le chômage. Le service militaire avait été rétabli pour cause de guerre économique et il durait cinq années. Comme on dit dans mon pays, avait déclaré Piotr Oblomov avant de céder la présidence de l’Union au délégué estonien, c’est un mal pour un bien.
Et puis, il avait regagné son lit, dans son appartement au fond de la ruelle, là bas où l’horloge de sa chambre et les cloches de l‘église sonnaient en même temps les heures de toujours…

 
 
 
 
 


En savoir plus sur Musanostra

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur Musanostra

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading