par Sophie Demichel-Borghetti

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes?… Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer?
(…)L’insensible rocher, glissant d’algues, propice
À fuir (comme en soi-même ineffablement seul),
Commence…
Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,
Brisés, repris au large…
Terre trouble, et mélée à l’algue, porte-moi!

Paul Valery – La Jeune Parque

« L’île que nous savons…» est une lettre d’amour.
C’est une lettre d’amour à un poète et à un pays; à ce pays qui a fait ce poète que nous savons…sans vraiment le connaître; à ce poète dont nous croyons tout connaître… sans vraiment savoir qu’il y a à l’entendre depuis cette île que nous savons notre pays, et que, grâce à ce très beau texte, nous saurons qu’elle est, en origine, en poésie, son pays.

La qualité remarquable de la polémique « historiographique » posée ici sur la « corsité » de Paul Valéry, est d’en sortir, absolument – sans peut-être même savoir à quel point – et de s’extraire de toutes les basses querelles qui peuvent s’y attacher. Et l’auteur s’en extrait par « le haut », à savoir par l’œuvre de Paul Valéry, par le texte même, par ce qui fait sa poésie, cela seul qui compte et qui restera.

En citant la phrase de Paul Valéry «  A d’autres de rechercher si quelque chose de corse et en moi et se voit dans ce que j’ai fait. Peut-être l’y trouverait-on ? », c’est au cœur de la recherche de ce que l’on pourrait appeler de la singularité dans l’obstacle du multiple que nous plonge Jean-Guy Talamoni.
Cet homme, ce poète, fut d’ailleurs. Et il ne recherchait, en se cherchant lui-même, que ce souvenir absent, qui hante son écriture; il cherchait à redevenir celui qui pourrait parler corse, depuis « sa » Corse, comme on parle habité d’une musique particulière et signifiante.

Par la poésie, dans le mystère qui reste en toute poésie, Valery signe sa singularité dans l’obstacle du multiple : dans les multiplicités de ses trajectoires, de ses voyages, des références à ses poèmes que l’on n’a pas arrêté de chercher, il arrive à pointer son identité singulière. ? D’homme ? De poète ?
Certainement, de poète… Et s’il y parvient, c’est bien par la mer ! C’est par cette mer qui le fait nomade, c’est par cette méditerranée toujours traversée, à traverser et traversant elle-même ses textes qu’il est corse, qu’il se signifie « corse » dans les filigranes de son œuvre, de cette œuvre qui seule fait ce qu’il fût, ce qu’il est.

La Corse fut pour Paul Valéry cette île mystique et mythique, recherchée dans les noms, dans les références subtiles et cachées.
Cette « idée mallarméenne que la poésie devait reprendre à la musique son bien », cette idée traverse l’essai de jean-Guy Talamoni, comme la certitude que la musique qui habite en même temps la poésie de Paul Valéry et sa singularité recherchée est bien cette musique d’une langue, c’est-à-dire du signe, toujours à renouveler, qui accroche l’errance à un Etre.
Cette proposition, au fondement certes du symbolisme, pose également tout texte comme «correspondance», et particulièrement ceux de Valery.

L’identité, comme la cité, ne se forme, ne se scelle qu’autour de l’amitié.
Et il n’y a d’amitié que « linguale », que se reconnaissant, bien sûr dans une même langue, mais bien au-delà, dans les correspondances entre les langues, désignant, traçant les peuples tendus par ces langues, correspondances qui ne peuvent s’entendre que dans la poésie. . « D’autant qu’elle nous permet de rêver … à ce que pourrait être un vers de Valéry sur la Corse ! A moins que nous ne cherchions dans les textes – réellement – écrits par Valéry ce qu’il y a en eux de Corse… »
Parce que la poésie est l’Autre de la langue, elle est de l’ordre matriciel qui dépasse la communication, la traduction. Elle est cette vague deleuzienne qui emporte dans ses plis même invisibles les traces qui rendent leur multiplicité aux noms qu’elle porte.
« L’essentiel est sans doute de savoir si l’œuvre de Valéry est (aussi) celle d’un Corse. » Alors, « corsité », « italianité ».. ;? Qu’importe, puisque, si le seul « lien » naturel avec La Corse de Paul Valéry est d’être de père corse, il en a un double avec la Méditerranée , sa mère étant génoise, et l’on sait certes, ce qu’affirme bien l’auteur, que l’ancrage factuel du poète, de vie, de voyages, de résidence est italien et occitan. Mais voilà qui importe peu, réellement, puisque son « lieu » est la mer.

La « mer » du poète ne désigne pas telle ou telle mer – il devient donc vain et futile de se demander où est le « cimetière marin » ; elle dit le désir de méditerranée, de cette « Mare nostrum » identifiable par ceux-là seuls qui l’entendent – même cachée – dans leur langue.
Ce désir est le désir d’une mer toujours absente, toujours plus loin, que l’on n’épuise jamais, d’une mer à traverser pour retrouver ce que l’on est – mais là où l’on n’est pas, où l’on n’est plus, parfois où l’on a même jamais été, mais qui est le lieu, la terre, le peuple auquel on appartient, où l’on se reconnaît. « On a pu dire que l’Italie de Valéry était une Italie rêvée. De toute évidence, sa Corse est aussi une Corse rêvée, ce qui ne signifie nullement qu’il n’ait pas, de l’île et de son peuple, saisi l’essence. (…) »
On peut être corse justement de n’être pas « officiellement » « de corse » : C’est cette vérité qui traverse Paul Valéry et la Corse – L’île que nous savons… !
« Me protèger » : n’est-ce pas la raison de l’île valéryenne ? Serait-ce si étonnant que celle-ci soit précisément celle qu’il appelle lui-même « l’île-mère » ? » La Sur-méditerranée… C’est de cette mer qu’est Paul Valery en ses poèmes, en la musique sous-jacente dans ses écrits. Et c’est de cette recherche de traverser la mer que vient la « singularité corse » du poète qui n’écrit que de toujours appeler un au-delà de soi-même.
Nous entendons alors parler d’une mer qui ne renvoie pas à la mer mais à ses bords….Une mer qui ne signe pas un départ, mais un éternel retour chez soi… vers ce chez soi qui est toujours au-delà de cette mer. « « Corse né sur le continent », c’est ainsi que Paul Valéry se considérait lui-même. Pourquoi lui contester cette appartenance qu’il était le premier à affirmer ? »

La poésie de Valéry est sur-méditerranéenne. C’est pourquoi elle est Corse, en ce que Valéry, pour être poète, avait non seulement le désir, mais la nécessité d’une île. C’est cette nécessité qu’a sentie Jean-Guy Talamoni. C’est ce qu’il a su lire entre les lignes des poésies de Paul Valéry.
« La réalité d’une île. Une île est réelle de manière bien précise. On en voit les bords depuis le bateau, l’avion. Et depuis une île, l’horizon marin se recourbe, le soir au  soleil couchant la terre est ronde. On sait, au milieu de l’eau, qu’il y a un rivage, limite entre un dedans et le grand dehors, et que l’île est finie. Une île est par excellence une entité, une identité, un quelque chose avec un contour, eidos, elle émerge comme une idée. Dans sa finitude, une île est un point de vue sur le monde(..) En Grèce, en Corse, j’ai fait constamment l’expérience du cosmos, le « monde » des grecs (..) La Nostalgie d’une île. Une île est en même temps, en tant que lieu, un lieu très singulier, un lieu qui invite au départ: une île, on ne peut qu’en partir. Et l’on veut, on doit y revenir, elle détermine et aimante ». (Barbara Cassin, La Nostalgie).

Voilà, c’est cette aimantation qu’a découverte Jean-Guy Talamoni dans ce rapport singulier de Paul Valery à la Corse, à « sa » Corse, cette aimantation depuis l’exil qui le fait « corse ».

L’absence de Valéry en Corse ?
L’auteur de « L’île que nous savons  la lit, nous la fait lire, non comme manque, mais comme désir toujours productif, comme puissance et non comme ressentiment, rappelant que pour la psychanalyse, « l’élimination inconsciente du père est un grand classique. Pour notre part, nous nous nous garderons de nous engager sur ce terrain… » Merci !
« Pourquoi s’interdire de penser qu’au-delà du propos courtois adressé à des compatriotes (…), Valéry exprimait là une solidarité sincère ? »…Quand l’auteur de cet essai rappelle les relations épistolaires que Paul Valéry eût avec nombre d’insulaires, il n’omet pas de pointer sans doute l’essentiel : Si Valéry revendique sa « corsité » dans sa correspondance, c’est que toute lettre est appel, bouteille à la mer… « Sa référence à la Corse n’est pas littéraire, et encore moins folklorique : la vengeance apparaît ici comme l’un des éléments essentiels de l’âme corse. »

Citant les Cahiers de Paul Valéry – « Pouvoir m’applaudir – le reste m’est étranger – Le reste m’est froid », si Jean-Guy Talamoni affirme retrouver ce qu’il y a de caractéristiquement corse dans cette posture altière, c’est peut-être qu’il y distingue cette nécessité profonde au poète nomade de se donner à lui-même un nom, une forme propre, toujours fragile aux yeux du monde, parce que toujours prise au risque de la disparition.
Alors, on peut imaginer Paul Valéry pensant, rêvant ceci : « Je suis ce que l’on m’a arraché. Je suis de ce lieu dont je fus exilé. Si j’écris, c’est pour parler de cette appartenance absente, c’est depuis cet exil que j’écris et me fais ce que j’écris. »
Ce que nous révèle ici Jean Guy Talamoni est que Paul Valéry est corse en ce qu’il est corse de n’être pas assez, plus assez appelé « corse », et c’est ce nom qui le hante qui l’appelle et qu’il appelle en poésie.

Si je viens, en vêtements ravis,
Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,
Boire des yeux l’immense et riante amertume,
L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,
Recevant au visage un appel de la mer;(..) »
Paul Valery – La Jeune Parque

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N.B/ Toutes les citations non signalées sont de Jean-Guy Talamoni, « Paul Valéry et la Corse, l’île que nous savons »


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