par Sophie Demichel-Borghetti

Au commencement est le silence. Le silence d’une femme dans un espace indéterminé, simple, qui pourrait se trouver partout, n’importe où, mais où, nous le savons dès les premières secondes, va se jouer sa vie. 

Olivia Corsini n’évolue pas simplement dans un décor de théâtre. Elle fait naître de sa seule présence un « ailleurs » où, sans prévenir, tout pourra arriver. 

Et elle sera celle-là qui, en quelques séquences, dans une ou deux chambres, un couloir, un salon peut-être, va revivre, et nous offrir dans la succession impitoyable et sans rémission de son propre dépouillement, le récit simple et cruel d’une femme qui, en amour, a trompé, qui s’est trompée peut-être et a tout perdu. 

Anna, par hasard peut-être, par ennui – qui sait ? – avec une passion inconnue, bouleversante, deviendra infidèle. Nous pouvons entendre en ses respirations volées, en ses silences, que ce fut d’abord un secret, son secret, sa lumière à elle. Et puis elle sera contrainte à l’aveu,  et sera alors « la femme infidèle »,  la figure du mal, et l’ordre du monde reprendra ses droits et précipitera toute sa vie dans une catastrophe ; comme il se doit… Comme il se doit ? Mais pourquoi ? 

Cette histoire  nous livrera en pâture comme irrémédiables la destruction de toute famille – par l’infidélité, mais ce pourrait être par toute autre chose, par n’importe quel aléa des événements du monde-, la vanité de toute promesse. Cette chute, dans l’innommable de la souffrance intime, nous annoncera comme assurée la fin annoncée de tout mariage, peut-être même  de tout amour. Mais ceci est sans importance. 

Parce que c’est du « fatum » humain dont il est question. Jusqu’à quel point doit-on rendre compte de nos désirs, de nos actes ? devant qui et pourquoi ? Pourquoi, au bout de toute confession, de tout aveu d’une part intime de nous-mêmes, nous sentons-nous floués, volés, à chaque fois, et victimes du désastre du destin qui s’abat ? Qu’est-ce qu’aimer si on peut ne plus aimer, « changer » d’amour ? Rien, sans aucun doute. Rien, s’il faut en parler. Cette vanité-là, Anna le découvre en son corps, au risque d’un « devenir fou », d’un anéantissement total… au risque du silence ? Mais encore ? Mais alors ?

Alors une voix s’élève. Et une femme se lève. Et par elle toutes les femmes se lèvent, tous les corps souffrants de ce jeu perpétuel auquel nous sommes tous soumis, et qui nous est renvoyé en miroir. Et Anna deviendra figure iconique, celle de la survie d’une infime part de l’âme par-delà toutes les déchéances sociales.

A partir de ce récit intime, particulier, d’une histoire d’infidélité banale, touchant la douleur toujours possible de « n’importe qui », celui du roman Entretiens privés d’Ingmar Bergman, Serge Nicolaï et Olivia Corsini, en un jeu de métamorphoses, modifient  radicalement, de manière stupéfiante, en nous, pour nous, la perception de l’univers. 

L’aveu engendre le désastre. On oblige cette femme à parler alors qu’elle pourrait se taire. Mais le devoir, mais la transparence… Et c’est « parler » qui devient dangereux. La catastrophe à venir n’est pas en nous, mais dans nos mots, nos mots contraints, nos mots en trop, dans le langage ordinaire …. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » ( Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (prop.7.) 

Pour mettre  en jeu ces « entretiens » sous forme de « séquences intimes », un Génie protéiforme s’est invité, qui, malicieusement transforme les comédiens en marionnettes, les prend «  à corps », les manipule, à contre-sens du texte même, parfois. Alors qui parle ? Alors que reste-t-il ? des comédiens, des personnages ? Nous n’en savons plus rien, et c’est là que se découvre le monde.

Devenu marionnettiste, se jouant du temps chronologique, des vraisemblances spatiales, Serge Nicolaï invente une dimension singulière de l’espace-temps, qui permet d’aller au-delà de toute psychologie ; il invente cet autre temps, où se met à exister A Bergam Affair. De l’histoire narrée de personnages particuliers, nous passons à la présentation de figures universelles.  Et plus sûrement, il offre alors à Olivia Corsini un espace singulier de liberté, un espace où faire advenir de la Vérité. 

Et il l’offre à celle-là qui seule puisse le faire exister, parce que seuls peuvent produire cet espace-là le corps et la voix de cette comédienne exceptionnelle ; exceptionnelle parce qu’elle sait l’au-delà des mots, qu’elle « est » la métamorphose, qu’elle peut à la fois être enfant perdue et déesse grecque ; qu’elle est présence tellurique qui résiste à tous les mots qui nient, qui jugent, y compris ceux qu’elle devra elle-même prononcer, parce que sa voix résonne au-delà même de ce qu’elle dit. 

Anna sera, bien-sûr, manipulée, victime, comme vont l’être les autres, tous les autres autour d’elle. Mais Olivia Corsini, échappe à sa propre marionnette, au « devenir-objet » auquel sont soumis et dont restent prisonniers tous les autres personnages de la pièce, incarnés par des comédiens remarquables dans cette difficile ambiguïté. Et le marionnettiste, ou Satan, ou le Destin – ce qui revient au même -, laissera en suspens le glaive et laissera à cette proie-là l’espace de sa propre métamorphose. 

Et la marionnette –  soit le comédien devenu définitivement fantôme – qui  écrit en fond de scène «On ne peut pas faire violence à la vérité sans que ça tourne mal »  ne fait qu’inscrire au fronton de notre prison, de cette prison dont nous nous savons tous alors habitants, l’injonction de l’Ordre moral.  

Se présentant comme parole de vérité, l’exposé de la réalité – celle que l’on appelle « adultère », sordide pour la morale, inintéressante pour la vie – est en fait, en réalité, cette « violence faite à la vérité »,  la seule, la vraie, celle qu’il est justement impossible de dire, celle dont on ne peut pas parler. Oui,  « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »: Il résonne en chaque être humain une vérité charnelle, secrète et essentielle, que dévaste toute injonction de communication. 

C’est cette évidence qui habite comme une déferlante le spectateur de ce miracle accompli par Olivia Corsini et Serge Nicolaï, de cette apparition, enfin, de la catastrophe du langage. Oui, parler est dangereux, quand la parole blesse les frontières de l’intime.

Et si Anna se noie, elle se noie dans la catastrophe d’une « vérité » qui n’est pas Sa vérité mais le récit d’une histoire qui est celle des autres, la contraignant à une parole qui n’est pas la sienne.  Chacun de ses mots mène à l’abîme, et chaque mot est un pas vers sa propre mort, mais ce qui est après tout sans importance, puisque celle qui parle est déjà morte. 

« Je comprends, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire » (Rimbaud, Une saison en enfer)… Sa vie est dans son corps, quand elle ne parle pas, quand son corps résistant tient dans le désastre de l’enchaînement des mots, des mots toujours à dire encore et encore. Mais c’est la mort des autres qu’elle annonce, de tous les autres, de ceux qui lui ont ordonné de parler. 

Après le désastre, après le renoncement, après le risque de la folie, reste la solitude. Elle est la solitude : celle-là, puissante, du renoncement, au prix exorbitant de l’anéantissement de soi, de ce « soi » dont on ne peut parler aux autres. Mais ce qui nous est donné à vivre, à ressentir là, c’est que ce « soi » n’est rien !

« Je suis seule », dit-elle, après avoir tout dit, tout laissé. Elle restera seule. Mais nous le sommes tous ; même si certains ne le savent pas, s’ils croient qu’ils « ont Dieu »,… ou autre chose, ces illusions que sont la famille ou le mariage. Mais chacun est seul. Et Anna le sait ; et tout ce qu’elle dit ne dit rien que cette vérité dont il est impossible de parler.

 « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : Faire de l’art avant elle. », écrivait René Char. Irradiant A Bergman Affair, Olivia Corsini atteint ce point asymptotique où la seule présence du comédien transforme l’éphémère en éternité.

Olivia Corsini est L’Artiste avant la mort que cherchent les poètes ; et que le Théâtre a trouvé.


A Bergman Affair

Représenté au Théâtre Sylvia Montfort du 12 au 23 mars 2019

Cie The Wild Donkeys 

Olivia Corsini & Serge Nicolaï

D’après « Entretiens privés »de Ingmar Bergman

mise en scène Serge Nicolaï

collaboratrice Gaia Saitta

avec Olivia Corsini, Gérard Hardy, Andrea Romano et Stephen Szekely
Adaptation et dramaturgie Serge Nicolaï avec l’aide de Clément Camar-Mercier, Marcus Baldemar et Sandrine Raynal Paillet


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