Roman publié en 1992 par l’auteur japonais Haruki Murakami, Au sud de la frontière à l’ouest du soleil nous raconte l’histoire d’amour de Hajime et de Shimamoto-san,  deux enfants uniques dans le Japon des années soixante. Leur rencontre à douze ans s’ancrera à jamais dans leur esprit. Une relation unique, inoubliable.

Par : Nathalie Malpelli

Un déménagement, l’éloignement auront raison de cette complicité. Devenu homme, Hajime reste profondément marqué par cet amour de jeunesse. Le souvenir de Shimamoto-san l’empêche de vivre pleinement ses expériences amoureuses. Il vivra une relation plus ou moins sérieuse avec une jeune fille prénommée Izumi qui se soldera elle aussi par un échec.  Peut-il apprendre à vivre sans Shimamoto-San? Peut-on effacer le passé ? Parvient-on à oublier son premier amour ? Ce sont  sans doute des questions que pose de façon lancinante ce roman.  Hajime traînera dans sa vie longtemps, allant d’une relation à une autre sans de véritables convictions. Un jour, il tombe amoureux d’une femme qu’il épouse, avec laquelle il a deux filles. Aidée par son beau père, sa vie professionnelle prend une autre envergure : de petit gratte-papier dans une maison d’éditions scolaires, il devient propriétaire de deux clubs de jazz qui ont pignon sur rue. Bref une vie parfaite… Mais un jour son amour d’enfance reparaît et tout bascule pour le héros.

Murakami a privilégié le point de vue de Hajime ; c’est donc une histoire d’amour vue sous un angle totalement masculin.  Privé des points de vue des autres personnages, le lecteur est enfermé dans celui de Hajime personnage fragile, humain, terriblement humain. Cette fragilité, ces failles que nous reconnaissons en lui résonnent avec force et nous renvoient nous, lecteurs, à nos propres difficultés et à nos propres doutes :

Il me semble que j’ai toujours essayé d’être quelqu’un d’autre. Il me semble que j’ai toujours voulu aller vers des gens et des lieux nouveaux et différents, pour m’inventer une vie nouvelle, devenir un être au caractère différent. 

(…) Mais pour finir, je ne suis arrivé nulle part. Je suis demeuré moi-même. Mes défauts restaient irrémédiablement les mêmes. Les paysages avaient beau changer, les échos, les voix différer autour de moi, je n’étais toujours rien d’autre qu’un être humain imparfait. 

Concentrant le récit sur Hajime, Murakami laisse dans l’ombre bon nombre d’éléments qui poussent le lecteur à imaginer, voire à interpréter certains pans de cette histoire d’amour; notamment la fin qui demeure très ouverte pour que le lecteur construise son propre dénouement. Hajime évoluera dans sa vie en n’oubliant jamais les moments passés avec Shimamoto-San. À de nombreuses reprises, il évoque ces instants de grâce où avec elle il écoutait du Nat King Cole (d’où la première du titre d’ailleurs): 

En écoutant cette mélodie belle et légère, je me rappelais toujours cette période de ma vie. On ne peut pas dire que j’étais très heureux alors. Pourtant, le souvenir de cette époque m’emplissait de nostalgie. J’étais plus jeune, plus affamé, plus solitaire que maintenant. Mais j’étais vraiment moi-même. A cette époque, je ressentais en profondeur chaque note de musique que j’écoutais, chaque ligne des livres que je lisais, comme si elles pénétraient intimement en moi.

Hajime vit donc une vie parfaite mais tout vole en éclat le jour où son amour de jeunesse reparaît. Il remet tout en question. Car Hajime doute :

« Vu de l’extérieur, notre vie était sans doute idéale. Moi-même, parfois, je me disais que c’était une vie parfaite, je n’avais pas à me plaindre. Mon travail me passionnait et me rapportait des revenus confortables. Nous avions un appartement de quatre pièces à Aoyama, une petite maison dans la montagne de Hakone, une BMW et une jeep Cherokee. Nous formions une famille unie. Ma femme et moi adorions nos filles. Que demander de plus à la vie ? Même si ma femme et mes filles m’avaient supplié de leur dire sans retenue ce qu’elles pourraient faire pour être une meilleure épouse, de meilleurs enfants, et pour que je les aime davantage encore, je n’aurais pas su quoi dire : je n’avais  vraiment rien à leur reprocher. Ma vie familiale était parfaite. Je ne pouvais imaginer existence plus agréable que celle-là ».

Il s’agit d’un tableau idyllique : sorte de cliché où rien ne manque : le confort, l’unité familiale, la concorde… bref la plénitude sauf que Hajime est tout sauf rempli. Il y a dans le roman de fréquentes allusions au manque, à l’incomplétude : sans elle il a l’impression d’ « être privé d’oxygène » ; le personnage est en manque tout en affirmant son bonheur :

« Je pense même pouvoir dire que j’étais heureux. Mais ça ne suffit pas. Ça je le sais. Depuis que je t’ai retrouvée voilà près d’un an, je m’en suis bien rendu compte. Tu vois, Shimamoto-San, le principal problème, c’est qu’il manque quelque chose. Il y a un grand vide dans ma vie. Et je suis toujours assoiffé, affamé, de cette part que j’ai perdue. Ni ma femme ni mes enfants ne peuvent combler ce manque. Tu es la seule personne au monde qui puisse le faire. Quand tu es près de moi, je sens ce vide se remplir. Et c’est comme ça que j’ai réalisé à quel point j’avais été assoiffé pendant des années. Je ne peux plus retourner dans ce monde d’avant ».

La situation familiale devient rapidement intenable car tout devient irrespirable pour Hajime : l’absente désormais présente devient obsessionnelle à tel point qu’il songe parfois à en parler à son épouse :

« Je fus soudain saisi d’une violente impulsion de tout lui avouer… c’est devenu insupportable. Il m’arrive de faire l’amour en pensant à elle, vois tu ? Et même de me masturber en pensant à elle ».

La raison l’emporte pour l’unité familiale. D’autant plus que sa maîtresse disparaît très souvent, provoquant chez le héros d’impensables douleurs, alimentant son besoin d’elle, à tel point que parfois il lui semble avoir affaire à un mirage :

« Tu es là. Tu as l’air d’être là. Mais qui sait si tu es là en réalité, c’est peut-être ton ombre ».

Le roman semble prendre un tournant au moment où Hajime décide de partir avec sa maîtresse dans sa maison de campagne afin d’écouter Nat King Cole souvenir musicale de l’enfance qui les lie à jamais. À ce moment précis du roman, on sent que quelque chose se passe. Ou que quelque chose passe. C’est le point de bascule du roman. En effet, Il y a passage à l’acte. Hajime et sa maîtresse font l’amour. C’est la première fois qu’ils s’unissent dans une sorte de rituel amoureux étrange. Cependant j’ai été interpellée par ce face à face. Hajime voit la mort en Shimamoto-San elle devient l’allégorie de la mort :

Ses yeux deviennent « un espace sombre et froid comme un glacier du fond des âges. Un profond silence qui absorbait tous les échos, les empêchait à jamais de remonter à la surface. Il n’y avait rien d’autre que ce silence. Un espace glacé qui étouffait tous les sons. C’était la première fois de ma vie que je contemplais ainsi le spectacle de la mort… Voilà le visage de la mort a avais-je songé… »

Effrayé par ce spectacle, Hajime tente de réanimer ce regard par un cri : mais sa voix est absorbée par un néant infini :

« J’avais beau l’appeler, cette chose tapie dans ses prunelles restait profondément immobile. Shimamoto-San continuait de respirer avec un bruit étrange comme si l’air passait par une déchirure. Ce souffle régulier m’indiquait qu’elle était toujours là. Mais au fond de ses yeux, elle était déjà passée de l’autre côté, dans le monde de la mort ».

C’est pendant l’acte sexuel que Hajime saisit l’image de la mort et c’est la dernière image qu’il conservera de Shimamoto San. Elle disparaîtra à nouveau et cette fois-ci définitivement. De cette nuit, Hajime gardera des souvenirs douloureux : il y a aura les interrogations, l’attente, les souvenirs, les ruminations et puis l’acceptation :

« J’étais certain que je ne la reverrais jamais. Elle n’existait plus que dans mon souvenir. Elle avait disparu de ma vie. Elle avait été là, et maintenant elle s’était volatilisée. Il n’y avait aucune demi-mesure. Pas d’intermédiaire, pas de juste milieu, aucune place pour le compromis. Au sud de la frontière, il existait des peut être. Mais pas à l’ouest du soleil ».

C’est la confrontation avec une autre femme de son passé qui va définitivement tuer l’illusion le fantasme de Shimamoto san. En revoyant le visage d’Izumi, il semble effacer celui de Shimamoto-San comme si l’épreuve était passée, comme si finalement les choses retournaient à leur place. Au fond Hajime fait le deuil de la femme qu’il a aimée :

« (…) Les souvenirs obsédants de Shimamoto San commencèrent à relâcher leur emprise. Les paysages que j’avais sous les yeux reprirent graduellement leurs couleurs, les sensations d’instabilité et d’irréalité, comme si je marchais sur la lune, disparurent peu à peu. Le poids qui m’oppressait se transforma subtilement les fantasmes dont j’étais l’objet desserrèrent par étapes leur étreinte. Je regardais d’un œil vague ces phénomènes s’opérer en moi, il me semblait observer quelqu’un d’autre à travers une vitre ».

Hajime a franchi un cap essentiel dans sa vie d’homme ; ses illusions de jeunesse, ses fantasmes ont disparu ; désormais il va donner à l’autre ; il va penser à l’autre ; il va vivre pour l’autre :

« Mes illusions ne m’étaient plus d’aucune aide. Elles ne tissaient plus de rêves pour moi. Le néant restait le néant. J’étais demeuré plongé longtemps dans ce vide. J’avais tenté de m’y adapter. « Et finalement, voilà où j’ai abouti », me dis-je. Je devais m’y habituer. Désormais, il me faudrait tisser des rêves pour quelqu’un d’autre, pas pour moi ».

Une sorte de métamorphose s’opère, un peu comme un papillon qui sort de sa chrysalide  « enveloppé(e) dans ce nouveau moi »  Hajime va faire l’épreuve du monde, d’un monde qui lui apparaît nouveau qu’il qualifie d’ailleurs de « monde inconnu ». C’est un nouveau départ…