Nadia Galy nous présente les Lettres à Anne écrites par François Mitterrand à son amante, Anne Pingeot, depuis leur rencontre jusqu’à la mort du président. 

Je n’aime pas les romans épistolaires, mais j’ai tant aimé Mitterrand ! Mes oreilles en ont avalé de ses discours, tandis que j’ignorais ses écrits. Lui vivant, j’avais confié mon opinion aux siens. Leur esprit clair devait guider mes pas. Il n’est plus, les siens non plus…Mon premier vote a été pour lui ! Son passé controversé ? Je m’en fichais. Mes amis algériens non, mais aucun d’eux n’a remis en cause sa stature. La montée du Panthéon, sa perfidie, son machiavélisme, son intelligence…Midinette, j’ai presque tout adoré. Même l’irruption romanesque de Mazarine dans l’histoire de France m’a plu !

« Mazarine, J’écris pour la première fois ce nom. Je suis intimidé devant ce nouveau personnage sur la terre qui est toi. Tu dors, tu rêves. Tu vis entre Anne, le veilleur, et ce joli animal qu’on appelle le dormeur. Plus tard tu me connaitras. Grandis, mais pas trop vite. Bientôt tu ouvriras les yeux. Quelle surprise, le monde ! Tu t’interrogeras jusqu’à la fin sur lui. Anne est ta maman. Tu verras qu’on ne pouvait pas choisir mieux, toi et moi. Je t’embrasse. François. ». Que cette petite batarde—comme les jansénistes de l’époque l’ont qualifiée—ait été admise rue d’Ulm vingt ans plus tard, est l’ultime coup de pied de l’âne aux peines à jouir.

Et puis voilà qu’Anne publie les lettres…Je dis Anne, j’ai envie d’entrer dans sa peau. Sa peau de femme de marin, de muse, sa peau de Bérénice. Comment, après cette lecture ne pas songer à la tragédie ? François, dans le calvaire de l’éternel arrachement, dans la torture du manque maintenait pourtant son amante à distance officielle. A leurs corps défendant. Aspiré par l’ambition ? le devoir… ? Je me fiche de la raison en réalité. Anne avait lu Gide, et Gide a dit l’essentiel pour la sauver : « Pour moi, être aimé n’est rien, c’est être préféré que je désire ». Comment aurait-elle douté ? Trente-trois ans de lettres galantes et impudiques, sans faiblir. Sans lassitude. Trente-trois ans de formules luxurieuses et tendres pour dire l’attachement et les petits riens. Jusqu’à la dernière lettre : « Tu m’as toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? »

Cette lecture me laisse ébahie. Il avait donc tous les talents qui m’importent. François Mitterrand n’était pas seulement rusé, tortueux, sans doute scélérat, c’était un écrivain. De Gaulle l’était également, pourtant son sens de l’énoncé a cautérisé sa fibre. Tandis que François lui, possédait l’éloquence du péché. La chair était dense sous sa plume, pudique pourtant, mais magistrale et sensuelle. Ce recueil est celui de l’envolée en quatre mots pour Anne, pour la politique, et les petits tracas. Dans ces milliers de pages, il y a aussi la peau, la nuque d’Anne, les petits cheveux qui frisent, il y a le poids de l’un sur l’autre : « Anne, je ne peux pas jongler avec cette évidence : même si je t’encombre, même si tu le refuses, je t’appartiens par tant de liens que le moindre mouvement m’entaille. »  La puissance de cette déclaration éclaire cet homme dont la cérébralité a pétrifié des nuées d’humains ordinaires. S’ils avaient su les torrents d’adoration qui le projetaient à sa table chaque jour, plusieurs fois…!

Pour qui n’a jamais écrit de lettre, impossible de comprendre l’énergie qui vous propulse vers le papier. Les lettres de François célébraient quelque chose, sans doute des remémorations mais pas seulement. Probablement Anne surgissait-elle de ses écrits. Sous des formes directes, ou pas, crues, investies. Les lettres de François sont impatientes, voraces. Imagées lorsqu’il parle d’elle. La distance entre eux en était-elle annulée pour autant ? L’absence d’Anne amoindrie ? Je ne sais pas. Ce qu’il écrivait ne compensait rien, ne sublimait pas assez. Il écrivait précisément lorsqu’ils étaient séparés ou venaient de l’être. Sans les réponses d’Anne, on ignore si cela le faisait aimer davantage d’elle. C’est bien le paradoxe : Elle n’était pas là, il écrivait pour combler son absence, et ce faisant, avouait se complaire de ce manque qui rendait son amour palpable. Les romantiques, dont je suis bien obligée de conclure qu’il faisait partie, vivent tendus entre deux aspirations opposées : réduire la séparation et la maintenir parce qu’elle devient écriture, jouissance…de l’esprit. François aimait celle du corps aussi. « Je suis amoureux de toi, tes lèvres me manquent et ton corps qui s’ouvre à l’accomplissement de la nuit ». Il a dû beaucoup souffrir.

Certaines lettres sont courtes, les premières sont bien entendu plus longues, timides mais charnues, pétries d’espoirs, d’attentes. Et…de rendez-vous.  François prend en main l’organisation de l’amour. On le suit, on apprend où ils se verront, quand, à quelle heure, dans quelle ville, arrivés par quels trains. On assiste à des réunions, des votes, des débats, et des contretemps. On traverse les réveillons séparés, on prend le vent à Hossegor, on déjeune Auvergne, on subit l’attente. La désespérante attente d’une lettre en réponse, d’un appel, d’un mot, d’une aumône. Même un télégramme ! L’attente d’être ensemble et puis le soulagement. Comme une jouissance. Elle le rejoint ! La respiration enfin, les poumons qui s’ouvrent, les musées, la beauté des petites choses. Un jardin, un caillou. La pluie.

Peu après le milieu du vingtième siècle, l’amour imposait d’écrire. Anne n’avait pas le téléphone. François était marié, briguait le monde et c’est au creux des cuisses d’Anne, une fille de vingt ans comme il le dit lui-même, qu’il a posé son ambition « l’évolution que je sens en moi, le réveil des forces endormies, le besoin irrésistible de dépasser mes propres forces dans tous les domaines de la pensée et de l’action ont coïncidé avec votre présence soudaine, imprévisible, avec le beau début de cette histoire qui m’accompagnera jusqu’à mon dernier souffle. Oui, je traverse une crise qui me bouleverse (…) Vous m’aidez à servir l’idée que je me fais du monde et des hommes, vous m’aidez à refuser un destin ordinaire. »

Anne, sortie de l’univers turpide des amours illicites un jour de cimetière a-t-elle eu raison de publier ces lettres ? A quoi pensait-elle sur ce parvis où on n’avait d’yeux que pour elle, sa grande fille à son bras. Une fragile voilette, un bien délicat écran pour une première sortie dans le monde. A quoi songeait-elle au bord de la tombe ? Qu’avait-elle promis au soleil qu’on mettait dans le trou ? Les heures s’égrèneraient maintenant en ligne droite, sans que plus un pas dans l’escalier ne change le cours des choses, ne fasse tressaillir la Nanon de vingt ans « Je prenais tes lèvres, et caressais ta gorge. Ton sourire était celui des déesses. Tourné vers le ciel, immobile, alors même que te traversaient tous les mouvements de la terre ». Que viendrait faire la pudeur ici ? Pourquoi taire cette fracassante passion qui éclaire désormais l’histoire d’un autre jour ? Anne a ouvert les tiroirs, et près de François, elle marche désormais à la clarté.   

Il y avait du romanesque chez François. Et le talent protéiforme d’un grand homme. Pourtant, ce n’est pas ainsi qu’on le reconnait.  Il aurait manqué de morale, de bonté, d’humilité. Qu’importent ces limitations, j’entends moi, le sage de Nietzche qui vient annoncer le surhomme « il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante »*. Anne lui a permis de plonger dans son chaos intérieur et d’y puiser la grâce. Sans doute à son propre détriment. Mais qui sommes-nous pour qualifier l’amour, et les conditions de l’amour ?

*Ainsi parlait Zarathoustra (Le prologue paragraphe 5)

Informations utiles

François Mitterrand, Lettres à Anne, Paris, Gallimard, 2016, 1280 p., 35 euros.


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