Dans ce texte, Pierre Lieutaud revient sur un épisode de son enfance.  

J’étais là, près de la fontaine de galets aux trois bouches de bronze qui riaient le jour, la nuit, sous la neige des hivers, le soleil des étés aux odeurs de fougères et de menthe, j’étais là, écoutant la chanson sans fin de l’eau de la montagne qui coulait, le jour, la nuit, dans les lueurs d’orage de la fin de l’été, à travers la croûte de glace des hivers de montagne où tintait loin, très loin, la clochette d’un animal que je ne verrai jamais, comme une chapelle d’enfance qui mêlait sa voix claire à la brise, j’étais  là, près de la fontaine de galets aux trois bouches de bronze qui chantaient des berceuses du temps des étés disparus, secs et poussiéreux, des places vidées par le soleil, des ormeaux aux feuilles rêches, aux troncs fripés par les hivers, j’étais là, au bord du bassin de pierre où l’eau inscrivait en ronds infinis, en rayons de lunes froides, en chimères de vagues, la vie des gens d’avant, les étés disparus, les vieillards qui passaient et que l’été suivant on ne retrouvait plus, les maisons, les lits, les murs et les ruelles, j’étais là… Je rêvais.

L’eau versait au bord du bassin, gonflait les mousses, s’étalait sur les dalles de granit, entre les tilleuls et le tuf. Elle glissait sur les pentes d’argile où je glissais dans le soleil, glissait, glissait encore jusqu’au premier ruisseau, elle étanchait la soif des vieux noyers où criaient les geais, descendait plus bas comme la traîne douce d’une mariée, plus bas encore dans des ruisseaux envahis d’orties et de fougères, jusqu’au grands éboulis, elle se mêlait aux eaux des autres fontaines, des autres torrents et se faisait rivière, emportant mon enfance avec les enfances inconnues, les eaux dormantes et claires qui venaient de villages qui n’étaient pas les miens, charriant des souvenirs secrets, des larmes, des cris, des rires, des appels que couvrait son grondement sourd où s’engloutissaient mon enfance, mes ronds dans l’eau, mes vieillards emportés dans l’hiver.…

J’arrêterai l’eau des montagnes, je l’empêcherai de s’en aller au fond de la vallée…Au bas du village, là ou finissent les dernières maisons, plus bas que les vieilles murailles effondrées recouvertes de lierres, de ronces, peuplées de chouettes, de salamandres jaunes et noires, de serpents et d’amours si lointaines qu’ils n’ont peut être jamais existé, je construirai un barrage de boue noire et onctueuse, de branches de noisetiers, de feuilles de châtaigniers, de débris de granit. Un grand barrage où viendra se blottir l’eau claire de ma fontaine, une grande flaque où la nuit venue je regarderai le ciel…

Et là, dans la transparence mouillée de lune,  je sais que je retrouverai tous ceux qui ont vécu ici.  Les vieux aux chapeaux de feutre, aux cannes de bois, flottent en silence au dessus des dalles de pierre, entre les feuilles et les porte-bois, ils tournent dans le courant, reviennent vers moi, repartent, sourient, les enfants devenus hommes et femmes dans les terres lointaines chantent à voix basse des ballades et des comptines anciennes….Chante, eau vive de ma fontaine, l’hiver, sous les lunes gonflées des cendres de la nuit, l’été aux soleils crépitants des canicules anciennes, chante, chante encore, que j’entende ta voix…


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3 commentaires

    1. JL? on va transmettre à Pierre avec un peu beaucoup de retard ! je ne savais pas où voir les commentaires ! passez une belle journée !

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