Dans cette chronique, Kévin Petroni présente La Fin du monde d’Ernesto de Martino publié aux éditions de l’EHESS en novembre 2016.

Lorsque Giordana Charuty, Marcello Massenzio et Daniel Favre ont souhaité réaliser ce travail incroyable de traduire La Fine del mondo (Ernesto de Martino, La Fine del mondo. Contribuito all’analisi delle apocalissi culturali, Torino, Biblioteca Einaudi, 2002), le dernier projet de l’anthropologue italien Ernesto de Martino, pour le compte des Éditions de l’EHESS, ils ont été confrontés à un problème de taille : comment redonner une architecture – l’on dira par goût de la pédanterie une architexture – à un ouvrage hétérogène, composé exclusivement de notes, fragments et citations ? En d’autres termes, comment terminer un ouvrage inachevé sans détourner la pensée de l’auteur, sans enjoliver ce qui reste et doit rester une trace de la pensée de De Martino ?

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Ce que nous entendons par trace peut se définir comme ce qui vient d’une époque donnée, d’une époque que nous avons perdue, qui n’est plus la nôtre et que nous ne retrouverons pas, une époque qui se trouve pourtant plongée dans notre présent, qui nous somme en quelque sorte d’être intégrée à notre actualité. Pour être clair, ce que nous entendons par vestige, c’est La Fin du monde, toute la fin du monde, tout ce que la définition antique du Mundus au drame de l’apocalypse chrétienne, en passant par les nouvelles formes d’apocalypses issues de la décolonisation et du marxisme, tout ce que cela peut nous dire de la crise de notre temps. Il ne s’agit donc pas, ou plutôt il ne s’agit plus, d’évoquer la guerre froide et le risque qu’une guerre nucléaire représentait dans les années 60 ; mais de percevoir l’homme nu d’aujourd’hui, sans religion et sans histoire, pris de vertige devant l’absence de toute valeur, emporté par une mécanique froide et brutale, jusqu’à la nausée.

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La fin du monde, c’est toujours et avant tout la fin de notre monde, cette fin qui prend forme à travers l’ethos du dépassement, soit cet « élan à dépasser la vitalité naturelle dans les valeurs catégorielles [valeur économique et sociale], et la totalité de ces dépassements créateurs de valeur [qui] conditionne l’existence en tant que vie individuelle […] » (P.378). Ce qui pose problème dans un monde culturel, c’est la question de la présence et de sa perte pour une communauté de sujets, sa capacité à investir « le monde des choses domestiques », sa capacité aussi à concilier un héritage, « les habiletés acquises par les générations passées », et la trouvaille sans cesse exigée d’une technique adaptée aux besoins des contemporains. Il faut toujours « dépasser la vie pour instaurer un ordre intersubjectif », toujours aller de l’avant pour permettre à la communauté de répondre à ses attentes. Or c’est de cette nécessité que jaillit le problème même de la présence et de sa perte tant le dépassement est susceptible d’entraîner une remise en cause du fondement du monde – après tout, c’est un monde qui « peut se perdre, s’anéantir, et par conséquent […] un monde qui peut avoir ou ne pas avoir de fondement ».

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Le rôle culturel de l’apocalypse est le suivant : donner un récit particulièrement structurant à ce qui n’a pas de sens – que ce soit un récit personnel de l’effondrement justifiant la perte de tout repère pour le sujet- schizophrénie- ou un récit collectif permettant à une communauté de dépasser le chaos – récit fondateur ou édifiant. En d’autres termes, l’apocalypse n’est jamais la fin, mais une marque de la fin, un discours de la fin : le marqueur du récit de la présence et de l’absence. Ainsi trahit-elle toujours une dimension de l’homme, sa propension à vouloir-être dans la valeur, et son angoisse causée par l’organisme même du monde culturel. « Le monde est comme un homme », disait Saint Augustin, cité par Jérôme Ferrari dans Le Sermon sur la chute de Rome, « le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt ». Brièvement, le monde court toujours à sa perte, au même titre que l’homme, et l’on ajoutera que seul le récit est capable de conserver une partie de cet effondrement, une partie de l’homme tendant vers sa chute.

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En lisant ce texte, on ne peut s’empêcher de songer à Heidegger et à la question de l’ayant-été, de ce que Heidegger considère comme la part d’irréductible qui dure en nous et qui se maintient uniquement dans notre présent. Néanmoins, et c’est ce que l’on ne négligera pas, cet ayant-été ne se présente pas dans sa superbe et dans sa majesté, il ne se présente pas dans la grâce du passé, il ne témoigne d’ailleurs d’aucune correspondance parfaite entre le passé et le présent ; non, l’ayant-été désigne avant tout une chose qui s’impose à moi, qui vient d’un moment que je ne connaîtrai jamais et qui est pourtant là ; il désigne donc ce qui a eu une vie, une vie à jamais incompréhensible, et ce qui aujourd’hui trône au centre de mon monde, ce n’est pas seulement le marqueur d’une fin, c’est l’entrée dans un univers de signes ayant-passé, ayant-fini, les vestiges du monde convoqués dans mon présent pour fonder ma présence ou mon absence au sein des choses et du vivant.

Informations utiles

Ernesto de Martino, La Fin du monde, traduit par Giordana Charuty et Marcello Massenzio, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Translations », 29 euros.


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