EXTRAITS – Jean-Pierre Nucci nous propose un extrait d’Amok de Stefan Zweig. La scène se passe dans un village retiré du monde, au beau milieu de nulle part, vidé de toute forme de connaissance occidentale. Là, notre personnage s’efforce de survivre, au jour le jour, sans passion, dans un état de profonde indolence, avec pour seuls compagnons, ceux qu’il définit comme étant des indigènes. Cette indescriptible agonie prend fin quand une jeune femme anglaise fait irruption de manière inopinée dans le récit et souffle involontairement sur les braises de ce jeune homme.


Mais cette femme, je ne sais pas si je pourrai vous décrire cela_, elle m’irrita, elle m’inquiéta depuis le moment où elle était venue chez moi comme une simple visiteuse ; elle m’incita, par son orgueil, à lui résister ; elle excita_ comment dire ? Elle excita à lui tenir tête de tout ce qu’il y avait en moi de contenu, de caché et de mauvais. J’étais fou de voir qu’elle jouait à la lady et qu’elle négociait avec un sang-froid hautain, une affaire où il s’agissait de vie et de mort… Et puis… Enfin, on ne devient pas enceinte en jouant au golf… Je savais… C’est-à-dire j’étais forcé, tout à coup, de me rappeler_ et voilà l’idée insensée_ de me rappeler avec une terrifiante netteté que cette femme glacée, pleine d’orgueil et de froideur, et qui fronçait durement les sourcils sur ses yeux d’acier, lorsque je la regardais avec inquiétude__ ou presque sur la défensive_ j’étais forcé de me rappeler que, deux ou trois mois auparavant, elle s’était, entre les bras d’un homme, roulée sur un lit, nue comme une bête et peut-être râlant de plaisirs, leurs corps s’étreignant comme deux lèvres. Voilà l’idée brûlante qui me saisit, tandis qu’elle me regardait si arrogamment, avec une froideur hautaine, tout comme un officier anglais… Et alors tout se tendit… Je fus obsédé par l’idée de l’humilier… À partir de cet instant, je vis à travers sa robe, son corps nu… À partir de cet instant, je n’eus plus que la pensée de la posséder, d’arracher à ses lèves dures un gémissement, de sentir cette orgueilleuse, cette âme glacée, vaincue par la volupté, comme l’autre l’avait sentie, cet autre que je ne connaissais pas… C’est cela que je voulais vous expliquer… C’est la seule fois que, malgré ma déchéance, je n’aie jamais cherché à abuser de ma position de médecin… Et ce n’était pas de la lascivité, de la luxure, de la sexualité, non, vraiment non… Sinon je l’avouerais… C’était uniquement le désir de maîtriser cet orgueil… De le maîtriser en homme que j’étais… Je vous ai dit déjà, il me semble, que les femmes orgueilleuses et froides, en apparence, ont toujours exercé leur emprise sur moi, mais maintenant il y avait, en outre, que je vivais ici depuis sept ans sans avoir eu une femme blanche, et que je ne connaissais pas de résistance… Car les filles d’ici, ces petites bêtes gracieuses et gazouillantes, tremblaient de respect pour un blanc, « un monsieur, les prend… Elles deviennent, tout humilité ; elles sont toujours accueillantes, toujours prêtes à vous servir… avec un doux sourire ressemblant à un gloussement… C’est précisément cette soumission, cette servilité, qui vous gâtent le plaisir. Vous comprenez maintenant, quels effets renversants cela produisit sur moi lorsque soudain, je vis arriver une femme remplie d’orgueil et de haine, dissimulée jusqu’au bout des ongles et en même temps vibrante de mystère et chargée d’une récente passion… Lorsqu’une pareille femme rentre insolemment dans la cage d’un pareil homme, d’une bête humaine si isolée, affamée, si retirée du monde… Cela… Cela, j’ai voulu vous le dire pour que vous puissiez comprendre le reste… Ce qui se produisit ensuite. Donc… Plein de je ne sais quel mauvais désir, empoisonnée par la pensée de la voir nue, sensuelle et s’abandonnant, je me ramassais sur moi-même et je feignis l’indifférence. Je dis froidement : « douze mille florins ? … Non pour cela je ne le ferai pas.
« Elle me regarda un peu blême. Elle devinait que le désir d’argent n’était pour rien dans cette résistance. Mais malgré cela, elle ajouta :
« Qu’exigez-vous donc ?
« Je laissais de côté le ton de la froideur et je dis :
« _Jouons cartes sur table. Je ne suis pas un commerçant… Je ne suis pas le pauvre apothicaire de Roméo et Juliette, qui vend son poison pour un or infâme,
Je suis plutôt le contraire d’un commerçant… Ce n’est pas de cette façon que vous obtiendrait l’accomplissement de vos désirs.
« – Vous ne voulez donc pas le faire ?
« _Pas pour de l’argent.
« Une seconde de silence absolue régna entre nous. Silence si complet, que, pour la première fois je l’entendis respirer.
« – Que pouvez-vous donc désirer d’autre ?
« Maintenant je cessais de me retenir :
« …Je désire d’abord que vous… Que vous me parliez non comme à un épicier, mais comme à un être humain. Que, si vous avez besoin d’assistance, vous ne mettiez pas en avant votre honteux argent…Mais que vous priiez… L’être humain que je suis de vous aider, de vous aider, vous qui êtes aussi un être humain… Je ne suis pas seulement médecin, je n’ai pas seulement « des heures de visites»… Il y a aussi, pour moi, d’autres heures… Peut-être, êtes-vous arrivée, à une de ces heures-là…
« Pendant un instant, elle se tait. Puis elle incurve très légèrement sa lèvre, tressaille et dit très vite :
« _ Donc si je vous priais… Vous le feriez ?
« -… Vous voulez encore faire une affaire ; vous ne voulez prier qu’après avoir eu ma promesse. Il fait d’abord que ce soit Vous qui m’imploriez, puis je vous répondrai…
« Elle dresse la tête comme un cheval fougueux. Elle me regarde avec colère.
« _ Non ! Je ne vous prierai pas. Plutôt périr !
« Alors la colère me saisit, rouge, insensée.
« _ Eh bien ! Puisque vous ne voulez pas me prier, c’est moi qui vais l’exiger. Je crois que je n’ai pas besoin d’être plus précis. Vous savez ce que je désire de vous. Après…Après je vous aiderai.
« Pendant un instant, elle me regarde fixement. Puis_ Oh ! Je ne peux pas, je ne peux pas dire combien ce fut atroce_, puis ces traits se tendirent…Elle éclata de rire… Elle me rit au visage avec une expression de mépris indicible…Avec un mépris qui, pour ainsi dire, me foudroya…Tout en m’enivrant… Ce fut comme une explosion si brusque, si violente, déchaînée par une force monstrueuse, ce rire du mépris, que je… Que j’aurais pu m’abattre sur le sol et lui baiser les pieds. Cet état ne dura en moi qu’une seconde. Ce fut comme un éclair, et j’avais le feu dans tout le corps. Elle s’était déjà tournée de l’autre côté et se dirigeait rapidement vers la porte.
« Inconsciemment, je voulus la suivre…Pour m’excuser… Pour la supplier…Car ma force était complètement brisée, mais elle se retourna encore une fois et me dit, plutôt m’ordonna, :
«- Ne vous avisez pas de me suivre ou de vous occuper de moi. Vous le regretteriez.
« Et déjà elle claquait la porte derrière elle. »
[…]

Mais à partir de ce moment, je fus saisi comme par la fièvre, je perdis tout contrôle de moi-même, ou plutôt, je savais que tout ce que je faisais était insensé, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur moi. Je ne comprenais plus moi-même, je ne faisais plus que courir droit devant moi, obsédé par mon but… D’ailleurs, attendez… Peut-être malgré tout, pourrais-je encore vous faire comprendre, savez-vous ce que c’est que l’Amok ?
_ Amok… Je crois me souvenir, c’est une espèce d’ivresse chez les Malais.
_C’est plus que de l’ivresse, c’est de la folie, une sorte de rage humaine, une crise monomanie meurtrière, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer.
Conclusion.

Dans ce texte remarquable, tant du point de vue de la forme, que du fond et du ton, l’auteur tente de détailler le mécanisme qui conduit une personne à se soumettre à l’autorité d’une autre.
À y réfléchir de plus près, ce sentiment de dépendance est préalablement ressenti au détour du texte par les indigènes vis-à-vis du jeune médecin. Sentiment qui conduit ce dernier à mépriser les relations intimes qu’il entretient avec celles qu’il détermine comme « ces petites bêtes gracieuses et gazouillantes ». Les choses s’inversent à son détriment ensuite. La lassitude qui s’est emparée de lui, à cette période sombre de son existence, va de manière fortuite et fulgurante, être bousculée par l’irruption de cette jeune inconnue, cette Anglaise au caractère affirmé.
Très vite, le rapport de force qui s’exerce entre les deux personnages tourne à l’avantage de la jeune femme. Cette supériorité, tout intellectuelle, va engendrer chez le médecin un désir ; un désir irrésistible de possession, une emprise à jamais incontrôlée qui aura nécessairement, on le pressent ainsi, des répercussions sur son avenir.
Comme une sorte de malédiction, la résistance auquel il s’affronte va brouiller son esprit jusqu’à laisser libre cours à une forme de folie, l’Amok, un sentiment confus, comme l’impression de ne plus s’appartenir, de laisser tout ce qu’il y a de mauvais en soi surgir, jusqu’au pire.

Plus près de nous, cet état de démence, à tout le moins cette attirance désorientée, peut-être ressentie chez tout un chacun, à l’occasion d’une rencontre avec une personne considérée, d’un point de vue subjectif, comme supérieure à soi. Dès lors que l’on se sent inférieur, on est enclin à idolâtrer. L’emprise est totale. Le désir ardent. Une réalité non démentie dans nos sociétés modernes, notamment dans l’abêtissement observée envers les personnes bénéficiant d’une notoriété. Les scènes d’hystérie autour des artistes et des sportifs en sont la démonstration absolue. Mais bien plus pernicieuse est la dépendance observée dans les milieux moins exposés. Plus spécifiquement dans les domaines d’expertises, juridique, industrielle, médicale, dans lesquels les personnes les plus éminentes suscitent chez les subalternes, un sentiment inconscient d’obéissance. C’est ainsi que se réalise une forme de soumission, non consentie, imposée par soi-même, par faiblesse.
Cet état de chose, revêt depuis longtemps, on le sait, un caractère banal jusqu’au sein même du couple. La neutralité est un fait rare. Le moindre geste, la moindre pensée, est tournée vers l’autre, sans vertu, par pur égoïsme, avec en arrière-pensée la crainte de laisser filer le démon qui sommeille en nous, à contenir notre propre enfer, l’Amok, et au bout du compte, cette retenue dirige à sa mesure notre destin.


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