Dans Bibliothèque de survie, Frédéric Beigbeder livre sa fascination pour la littérature et ceux qui la font. Dans ce recueil, l’écrivain rassemble 50 romans qui sont, selon lui, le remède à une « époque en gueule de bois », trop encline à se sentir offensée.

Par : Sophie Demichel-Borghetti

« Dans la pièce d’Eschyle, les Euménides signifient « Les Bienveillantes » en grec, mais dans la version latine, ces déesses deviennent « Les Furies ». Qu’ont voulu nous dire les romains dans leurs sandalettes ? Que la bienveillance rend furax. Les bienveillantes ont des serpents en guise de cheveux et du sang qui coule de leurs yeux. Le message est clair : il faut se méfier de la bienveillance, car elle a toujours dégénéré en délire sécuritaire. C’est arrivé par le passé, cela se reproduit en ce moment, et cela continuera dans le futur, tant qu’il y aura des gentils sauveurs de l’humanité qui voudront imposer leur bonté à tous ceux qu’ils auront désigné comme les malveillants »

Frédéric Beigbeder écrit ici « La fin de mon monde est bel et bien arrivé en 2020 ». Il parle de notre monde à tous : de ce monde menacé de tous ceux-là qui jugent plus qu’essentiel que l’art soit, et soit contre toute allégeance « politiquement correcte » ; de ceux-là qui jugent qu’il est de l’ordre du vivant dans l’art, quoi qu’il en coûte, de tenir sur le style, au-delà de toute bienséance.

Comme le disait Philippe Sollers, « La littérature n’est pas là pour dire le bien. Elle alerte… » ; et pour citer l’auteur de la « Bibliothèque de survie », quand il est question de reconnaître un auteur :

« La seule chose qu’on lui demandait c’est d’avoir du talent. Un auteur qui parle de ce qu’il ne connaît pas peut être aussi brillant qu’un auteur qui parle de ce qu’il connaît. ».

Le nom d’écrivain

Si l’on se demande : « pourquoi ce livre ? », alors on se trompe de question. Non, ce bréviaire répond à une seule question : « Pourquoi les critiques » ?

Cet ouvrage est l’espoir d’un sauvetage : celui des critiques, donc des écrivains qui savent lire et qui méritent ainsi le nom d’écrivain – et non d’écrivant comme il en est tant. Cet ouvrage tend à leur ouvrir un espace, une brèche de liberté possible pour faire encore ce qu’elles et eux seuls savent faire : respirer le style, entendre les mots, toucher l’endroit secret où se cache le secret de l’art.

À l’écrivain, qui, parfois, s’amuse à jouer au critique, quand les pouvoirs, quels qu’ils soient tentent de le faire taire, il ne reste plus que l’humour et la transgression, par lesquels Frédéric Beigbeder, ici, nous éclaire. Et ce texte sur ces livres-là est bien une brèche dans cet étouffement-là, la brèche qu’il fallait ouvrir sous le jugement libre d’un écrivain libre.

Alors oui,

« les meilleurs livres exposent ce que la société voudrait masquer. Ils révèlent la force obscure de notre humanité »

 : d’où la nécessité aujourd’hui que toute littérature, sauf celle qui se vend dans les supermarchés est menacé d’ « inessentialité ». Cette « Bibliothèque de survie » est un événement, un événement littéraire et un événement de littérature, de ce qui est et qui restera de la littérature. Et ce bréviaire en est le témoignage nécessaire.

Tout choix est jugement. Celui de Frédéric Beigbeder met en lumière les 50 textes qui lui sont essentiels, dans toute leur ambiguïté. Parmi ceux-là, quelques mots sur une poignée de ces auteurs, avec un autre regard. Un regard qui aura retrouvé et reconnu certaines plumes particulièrement précieuses : Ces livres-là, pour celle qui écrit ces lignes, sont « ceux qui nous alertent ».

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Se replonger dans « Le pur et l’impur » est déjà un bonheur insigne, dans ces portraits qui sont, selon Colette « son meilleur livre ».

Mais que le premier amour littéraire de Frédéric Beigbeder se trouve en cette ultième position typographique nous signale joyeusement une transgression magistrale de l’auteur : comme les pouvoirs veulent effacer les mots qui dérangent, occuper toutes les places. Frédéric Beigbeder se joue de ce désir en renversant les ordres ! Et « les premiers seront les derniers ».

Alors, Colette ! Et entrer en elle par «Le pur et l’impur », parce qu’«il se dégage de ce « voguant souvenir de nuits » une beauté immaculée puisque depuis Baudelaire nous savons que « le beau est toujours bizarre » ». Lire, c’est savoir regarder dans l’ailleurs et écrire c’est diriger les regards. Colette sait écrire ces endroits secrets où nous devons regarder pour vivre libres ; ces endroits où luit ce soleil que l’on ne peut regarder en face, mais qui fait la beauté de toute ombre : « Vit- on de tiédeur ? Pas mieux que de vice, et ce dernier n’y perd rien (…) Le mot « pur » ne m’a pas découvert son sens intelligible. Je n’en suis qu’à étancher une soif optique de pureté dans les transparences qui l’évoquent, dans les bulles, l’eau massive et les sites imaginaires retranchés, hors d’atteinte, au sein d’un épais cristal.» a écrit Colette dans « Le pur et l’impur » : Regarder…. Regarder et se souvenir, toujours, faire revenir les images.

Arracher les masques

Ce récit mémoriel de Colette ne nous éclaire cruellement sur rien d’autre que sur ce que nous passons notre vie à tenter, s’il nous reste un rien de lucidité : arracher les masques que l’on nous force à porter, trouver une perle, le nôtre, la seule, sous la fange, et la laisser comme trace de notre passage sur cette terre.

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Si Frédéric Beigbeder rend hommage à sa « qualité d’écriture » – si éloignée des « auteurs » à succès d’aujourd’hui – c’est que son style est séraphique, son écriture « cristalline ».

Colette écrit comme « plus personne n’écrit » : Elle nous fait voir comme des diamants purs la poussière du monde.

Quant à Monsieur de Molière, quelles que soient les raisons très drôles pour lesquelles, aujourd’hui, son œuvre se trouve citée dans ce bréviaire incorrect, il est et restera l’un des plus grands dramaturges des inventeurs du théâtre tel que nous le connaissons…encore. Alors pour cet hommage-là, laissons les mots et les images à Madame Ariane Mnouchkine : Allez revoir « Molière ou la vie d’un honnête homme » !!

Et puis Simone de Beauvoir… aussi incontournable que réellement inconnue. Simone de Beauvoir, dont la lecture des « Mémoires » aura illuminé Frédéric Beigbeder, illuminé par l’écriture, par le style exceptionnel – « facétieux, sensuel, simple jusqu’au tranchant » – de celle qui fut bien plus que la figure de cire dans laquelle certains ont voulu la figer. Les textes de Simone de Beauvoir avaient la beauté qu’elle a apporté au monde.

Certes, c’est peut-être dans ses « Mémoires » qu’elle s’est révélée dans sa plus grande sincérité, sa plus grande simplicité. Mais elle fut surtout une immense romancière, trop ignorée comme telle : immense romancière en ce que ses romans nous forcent à regarder en face la difficulté de vivre, en même temps que la nécessité, pourtant, de « tenir sur ses ultimes désirs ». Elle a su donner vie à des figures éternelles de libération. Simone de Beauvoir était une femme libre et une écrivaine libre, totalement libre.

Elle aurait sans doute beaucoup ri devant l’ultime souhait à son encontre de notre auteur… quoique .. ? 

Beigbeder : un écrivain brillant et incorrect

Enfin, nous devons un immense merci à Frédéric Beigbeder pour avoir signalé les œuvres de Virginie Despentes et Virginie Linhart. Dans son regard, Virginie Despentes et Virginie Linhart ne sont pas des femmes qui s’écrivent, mais des écrivaines. Et ce regard l’a vu si clairement qu’il nous devient impossible de ne pas le comprendre.

Virgine Linhart a rencontré le chaos, l’isolement, de ces douleurs que laissent souvent les familles, pour de multiples raisons. Son destin fut d’être un dommage collatéral d’une époque que d’autres ont vécue comme bénie… avant de tomber, parfois. Mais si elle a écrit pour survivre, elle a su recréer en ses mots un monde. Ce monde que trop peu aujourd’hui connaissent ou reconnaissent, dans ses ivresses et ses douleurs.

Elle nous laisse en traces l’origine de toute solitude.

Virginie Despentes a rencontré la pauvreté, la peur et la violence. Elle a su ce qu’est que d’être en trop dans ce monde… Et pourtant, elle a su forcer ce sol aride et créer en ses mots, dans un univers hostile, une forme incroyable de grâce.

Elle nous laisse en traces, par-delà la haine et le désespoir, l’origine de toute « lutte pour la survie ». Voilà.

Voilà donc quelques lignes sur cet essentiel bréviaire, avec un arrêt singulier sur une poignée d’exemples lumineux. Parmi ces 50 qui éclairent toujours la plume et l’esprit d’un écrivain incorrect, mais brillant… d’un écrivain brillant, parce qu’incorrect.


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