ARCHIVE- Lena Maria Perfettini commente le roman de Laurent Binet, Civilizations, publié aux éditions Grasset.

Quel visage aurait eu l’Europe si Christophe Colomb n’était jamais revenu de Cuba et que le continent américain était resté inconnu des Européens ? Et si en plus, cinq siècles auparavant, les Groenlandais avaient appris aux Amérindiens à forger le fer et monter à cheval, et que les défenses immunitaires des autochtones avaient été plus fortes ? C’est en posant ces bases que Laurent Binet renverse l’Histoire imaginant l’invasion d’une partie de l’Europe par les Incas au XVIème siècle.La fiction nous situe quarante ans après le débarquement de Christophe Colomb aux « Indes » et sa mort sur place. Atahualpa – dans la réalité, connu comme le dernier empereur inca, exécuté par les conquistadors menés par Francisco Pizarro – est défait par l’armée de son demi-frère Huascar, aussi doit-il fuir en direction du nord, jusqu’à Cuba. Là, de nouveau chassé par l’avancée des troupes de Huascar, il décide de construire des bateaux à l’image de ceux que Colomb avait utilisés par traverser l’Atlantique et, en compagnie de deux cents compagnons (et quelques lamas !), il s’élance vers le continent européen. 
Comment un si faible nombre d’Incas peut arriver à changer la face de l’Europe ? Par de multiples concours de circonstances. Tout d’abord, ils arrivent à Lisbonne en 1531, peu de temps après un tremblement de terre dévastateur, événement forcément divin et annonciateur de malheurs. Ensuite, Charles Quint est plus occupé par l’organisation de croisades que par la tenue de son empire, tandis que l’Europe religieuse se divise peu à peu entre la poussée des Luthériens et les persécutions orchestrées à Tolède par l’Inquisition. Le contexte historique est donc propice. Par des jeux d’alliances, et grâce à l’or dont ils disposent en grande quantité, les Incas, avec le soutien d’hérétiques, de juifs et de morisques, établissent un Etat qui mêle coutumes européennes et organisation sociétale inca. Petit à petit, s’étend en Europe un royaume qui prône la tolérance œcuménique – tant que le peuple participe à quelques cérémonies dédiées au culte du Soleil – tout en suivant certains préceptes de Machiavel. Mais, attention, l’équilibre est fragile entre les rivalités autrichiennes, la puissance du royaume français dominé par François Ier, la volonté de se défaire de l’autorité papale du roi anglais Henri VIII et la poussée turque. De nouveaux arrivants vont alors redistribuer les cartes et changer les rapports de force entre Etats européens, jusqu’à la bataille finale de Lépante…
L’uchronie, à savoir la réécriture de l’Histoire qui s’est déjà passée – à ne pas confondre avec l’utopie et la dystopie qui prennent place dans le futur – est subtilement composée par Laurent Binet qui a incorporé au récit de grandes figures politiques, intellectuelles et artistiques du XVIème siècle, telles que Charles Quint, Michel-Ange, Titien, Lorenzaccio, Cervantès, Le Greco… mais aussi Francisco Pizarro ! Une mention spéciale pour le très intéressant dialogue épistolaire entre les philosophes Thomas More et Erasme, qui commentent l’installation de l’empire de l’Inca et de sa religion basée sur le culte du Soleil. Nous aimons aussi les petites touches d’humour découlant de la découverte de la civilisation des « Levantins » : les moines nommés les « tondus », l’étrange dévotion pour un « homme cloué sur une croix », la découverte du vin et des livres… Ces regards faussement naïfs sur la société européenne nous rappellent « Les Lettres persanes » de Montesquieu ou « Les cannibales » de Montaigne. Nous apprécions également la présence de plusieurs femmes puissantes et conquérantes, qui participent pleinement à la modification du cours de l’histoire : Freydis, la cheffe viking, fille d’Erik le Rouge qui quitte le Groenland et mène son peuple jusqu’au Pérou ; la reine cubaine Anacaona qui voit arriver Christophe Colomb, et surtout sa fille Higuénamota, qui a appris le castillan avec Colomb, et se mariera par la suite avec Atahualpa avant de l’épauler lors de sa conquête de l’Europe ; ainsi que les reines européennes, Catherine et Isabelle de Castille, ou Eléonore d’Autriche. Seul bémol, n’étant pas spécialiste de cette période ni de l’histoire et de la culture des Incas, certaines références nous ont sans doute échappé, mais aucune inquiétude à avoir, l’épopée d’Atahualpa, sorte de Roi-Soleil du XVIème siècle, se suffit à elle-même. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *