Par Jean-François Pietri, professeur agrégé de philosophie
Dans ces deux livres, Claude Arnaud écrit sur cet insaisissable Moi, objet de vénérations et de détestations, d’attachements et détachements multiples, de réflexions et d’inspirations diverses, tant littéraires que philosophiques.
A la célèbre question « Qui suis-je ? », Paul Valéry répondait: « Je ne suis ce que je paraîs être que par circonstance, je suis pour n’être pas tel et tel » ( Cahiers, Ego Scriptor).
Claude Arnaud– double prénom qui fait un nom- constate que « L’écriture est un des rares métiers où l’on peut devenir beaucoup de monde en restant soi( …) L’auteur souverain de sa personne: ainsi se définirait le processus d’auto-engendrement propre à notre époque. Il devient possible de changer d’être- du moins d’y croire – en changeant de vie. »
Changer de vie : un projet raconté dans Je ne voulais pas être moi , publié en 2016, poursuivant l’examen de conscience douloureux d’un précédent roman autobiogra-phique, Qu’as-tu fait de tes frères ? (2010). Ce chemin d’écriture est exploré méthodiquement : en mongol, le mot Toli désigne à la fois le miroir et le dictionnaire, les fonctions de ces deux objets sont ici activées, par le reflet et l’absence de chronologie de nos deux textes.
Leurs personnages sont les auteurs de fictions exemplaires, de Saint Augustin à Sartre, de Montaigne à Flaubert et Pessoa.de Balzac à Houellebecq.
Qui suis-je ? Le Prosopon grec, la persona romaine, le masque de théâtre, visage parlant à la voix amplifiée . « Je suis ce que je me raconte », disait Paul Ricoeur, aujourd’hui, je suis ce que je publie sur Facebook, textes et images, un sujet moderne, « en constante réhabilitation » (Lacan). Se reprendre est possible, et facile : les autres ne sont pas d’accord avec moi ? Je les bloque. Je ne me raccorde plus à moi-même ?
Les choses avaient pourtant commencé sérieusement, voire avec gravité. Avant d’être une conscience ( cum-scientia), ma subjectivité a dû se confesser , avec Saint Augustin. « Je te connais,comme tu me connais ,ô mon connaisseur ! ».Les aveux de soi à soi-même s’accompagnaient de mauvaise conscience, de culpabilité, sous l’autorité du Juge Suprême. La conscience religieuse construit un sujet aliéné par sa mémoire, assujetti à la loi morale;
Le miroir du portrait ( ou de l’autoportrait ) n’est pas transparent, mais réfléchissant : il oblige à penser à soi, à se soucier de soi. Il faut arriver à Montaigne pour que l’opération devienne sereine : « Pourquoi n’est il loisible à chacun de se peindre de lui-même, comme il se peignait avec un crayon ? ». Ainsi, Montaigne fait de lui un portrait « de la taille d’un livre, et ses Essais sont des esquisses de lui- même ».
Le sujet se fait verbe, et s’humanise spécifiquement par là : avec Descartes, la question qui suis-je ? obtient une réponse logique . Je suis une « res cogitans » , une chose pen-sante, parce que j’ai une âme qui pense en moi, indépendamment de mon corps matériel qui ressent et perçoit le monde.
De là suivront ces morales du grand siècle, rompant avec la définition pourtant si riche d‘Aristote de l’être humain comme animal parlant . Le moi est toujours haïssable, il se fustige, le miroir renvoie un mauvais reflet parce qu’il révèle précisément nos défauts cachés et nos hypocrisies ouvertes (hupokrisia, le jeu de l’acteur). Il aura fallu inventerle miroir pour que naisse un véritable souci de soi par l’image renvoyée : je suis tel que je suis , tel que les autres me voient, et non tel que je crois être, ou tel que je voudrais être, . Le miroir est diabolique ( diavolus : le séparateur), il instaure la négation, me force à reconnaître ce que je ne suis pas, par un effet de symétrie embarrassant. Explorer son intériorité, c’est comme voyager en terre inconnue, ou étrangère, avec méfiance et prévention:
« Je fuyais autrui et me méfiais de moi; et plus je me tenais à l’écart des autres, et plus il me semblait voir clair en eux »( dit l’auteur de Je ne voulais pas être moi). Ainsi vacille le fantasme de l’authenticité : l’essence de l’homme est son existence.. mais c’est une existence imaginaire !
Avec Qui dit je en nous ?, le lecteur bouge tellement qu’il ne sait plus où il habite: «avec la fureur moïque, plus l’identité perd en stabilité, plus elle éprouve en effet le besoin de se récapituler, chaque tournant révélant une part de soi tenue dans l’ombre, laquelle viendra enrichir, mais aussi déstabliser le récit identitaire ».
Sur ce chemin chaotique et sinueux, Claude Arnaud rend visite à Martin Guerre qui vit une existence alternative, à Jean-Claude Romand qui mène tragiquement une double vie dans le monde réel. En poésie, Fernando Pessoa revendique et assume les identités multiples autorisées par l’écriture, au cinéma, Erich Von Stroheim reste un cinéaste de l’Empire d’Autriche malgré son exil volontaire aux Etats-Unis, Benjamin Wilkorminski est à la fois juif et non-juif quand il évoque le crépuscule des victimes de la Shoah depuis sa mémoire fictionnelle. Les troubles identitaires s’avèrent énigmatiques, on ne s’y retrouve plus, le doute hyperbolique n’est plus cartésien, la certitude vacille: « tout serait évidemment plus simple si nous avions choisi de naître et d’exister ; à défaut , l’on doit donner un nom à son corps, et un sens à sa vie ; ces attributs indispensables pour nous of- frir une légitimité résistent pourtant mal à une interrogation poussée ».
Avec Portraits Crachés, cette interrogation trouve sa réponse : « Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq ». Le livre se présente comme une anthologie de la littérature du portrait dans ses genres différents, ses registres et ses références mobiles et variés.
L’index des auteurs comporte 154 noms, l’index des portraits en contient 234. C’est un inventaire presque surréaliste qui fait se côtoyer la tradition ( La Bruyère, La Rochefoucauld, Saint-Simon, Balzac, Flaubert, Zola), la modernité (Barthes, Céline, Eluard, Duras, Sarraute, Sollers) .
Dans cette vaste galerie se rencontrent des hommes et des femmes célèbres, des personnalités collectives ( les américains,, les domestiques, les français, les persans, les russes), des animaux (l’âne, la brebis, le cygne, les grenouilles, les guêpes, la mante religieuse, le scarabée); plus étonnant, on y trouve des types sociaux ( l’avant-gardiste, le Journaliste des médias…)
De l’autoportrait au portrait, de l’éloge à la satire, de l’intime à l’ironie, on s’amuse, on sourit et on grince. Pour l’hommage, retenons ce portrait de Beckett par Cioran dans ses Exercices d’admiration : « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett il faudrait s’appesantir sur la locution « se tenir à l’écart », devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu’elle suppose de solitude et d’obstination souterraine, sur l’essence d’un être en dehors, qui poursuit un travail implacable et sans fin (…) Tout véritable écrivain est un destructeur qui ajoute à l’existence, qui l’enrichit en la sapant ». Et pour sourire, tra di noi, ce portrait du Corse par Flaubert : « Rien n’est défiant, soupçonneux comme un Corse. Du plus loin qu’il vous voit, il fixe sur vous un regard de faucon, vous aborde avec précaution, et vous scrute tout entier de la tête aux pieds. Si votre air lui plaît, si vous le traitez d’égal à égal, franchement, loyalement, il sera tout à vous dès la première heure, il se battra pour vous défendre, mentira auprès des juges, et le tout sans arrière-pensée d’intérêt, mais à charge de revanche. » Claude Arnaud nous promène dans l’éternelle comédie humaine, où les mots sont comme des faits, où le réel côtoie son double illusoire. L’espace du possible, la conscience, notre for intérieur est un forum, une agora où il y a beaucoup de monde, beaucoup de vrais gens. Qui dira jamais combien de « je » co- habitent avec nous ?
Le garçon de café sartrien joue à être garçon de café, pour qu’on ne le prenne pas pour un garçon de café, et c’est bien par cette hypocrisie qu ‘il le devient. « L’homme puise en lui-même ses matériaux, et se construit, comme une maison » ( Pirandello : Un, Personne, Cent mille). « Ayant de moins en moins de repères culturels lui permettant d’appréhender ses propres origines, notre contemporain préfère se consacrer à l’invention en continu de lui-même »( Claude Arnaud).
Ainsi naît aussi le culte de l’identité « On veut être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire »( Jean Baudrillard, L’échange impossible). L’identité partagée est la plus pauvre parce qu’elle implique un dénominateur commun dérisoire, on en fait donc un usage naturellement vulgaire et démagogique . En réalité, la célébration de l’identité implique la singularité humaine, et d’abord du langage .
Ne pas fonctionner mécaniquement comme un écho ou un perroquet, voilà ce que devrait autoriser la faculté de parler de soi, de se dire soi-même pour un autre qui nous écoute, nous répond, et nous interroge en retour, comme il se dévoile à son tour. Il n’est pas sûr, nous avertit Claude Arnaud, que cette introspection luxueuse, bénéficiaire de l’immense richesse des mots, ne s’achève en mascarade, en échec collectif, du genre « à chacun sa vérité » au bal des menteurs occasionnels. « On ne se baigne pas deux fois
dans le même fleuve, dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas ; nous sommes et ne sommes pas ». Héraclite l’Obscur, poète et penseur de l’unité des contraires, nous a signalé ce danger de la méconnaissance/ reconnaissance du réel : « Ils prient leurs Dieux, mais ils ne voient pas qu’ils parlent à des statues ». Paul Valéry, écrivain, poète, et philosophe malgré lui aurait ici le mot de la fin: « Le Je, le Moi, est (engendré, provoqué ) par une sorte de secouement, de remuement d’une certaine diversité ou hétérogénéité, elle-même amenée par je ne sais quoi ; le réveil aboutit toujours au même moi ; le Moi gagne toujours, et non pas un autre. Le Moi est l’invariant du groupe le plus étendu qui soit. Le « moi » est peut être une fiction aussi utile et aussi niable que l’éther. Il
nous sert à croire à un mouvement absolu, et cette croyance est nécessaire. » ( Cahiers, Ego Scriptor et Le moi et la personnalité ).
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