par Sophie Demichel-Borghetti

« Aimer, 

c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »

Jacques Lacan

Il est des textes que l’on entend d’abord dans l’anodin, dans la petite histoire : celle d’une histoire quelconque, d’une histoire d’amour « normale ». Mais « il n’y a pas d’amour », et surtout pas normal. Alors, incidemment, ce texte va porter des mots qui nous prennent, nous tiennent, nous parlent de notre mémoire, de nos blessures, de notre vie.

Pauline Ribat avec « Dans les cordes » a écrit de ces textes-là, de ces mots qui restent…qui restent essentiellement grâce à l’exceptionnelle prise de ces mots en elle, en son intime, par Marilyne Fontaine, par sa mise en mots, en voix, en corps dans le rôle d’Alix ; Alix qui se tient au centre, dans l’œil du cyclone, ce cataclysme-là que l’on ne voit pas d’abord, que l’on ne sait pas, mais qui est partout présent, qui va tout emporter.

Ce sont des mots dont nul ne se débarrasse, parce qu’ils ouvrent cette puissance qui nous interpelle aujourd’hui, et qui va nous intimer de nous relever, de nous redresser, dans un monde où l’activité virtuelle prend tant de place que nous ne savons plus quoi faire de notre propre réalité.

Le sexe virtuel dit ce qui ne peut ni se dire ni se vivre. La puissance du virtuel empêche tout Réel d’advenir, même incomplet et rend toute réalité impossible, vaine. C’est dans ce monde que nous vivons. C’est ce monde dont parle « Dans les cordes ». 

L’univers de la pièce nous plonge entre le désarroi du fiancée d’Alix et l’arrogance terrifiante de ces marchands du temple, il va au bout de notre monde : celui de l’argent, celui du marché, celui où tout s’achète. Le sexe s’achète, le désir, le couple, l’illusion de l’amour tel que quasiment tous nous le vivons, toutes les illusions de la perfection. Alors, depuis l’ennui du monde, nous plongeons dans un univers parallèle, qui paraît tellement plus fort. Mais il ne se rêve pas : il se monnaye. 

Seul le don de soi, l’amour absolu ne s’achète pas.

Mais l’amour est absent. 

Alors, Alix apparaît. C’est elle qui est là, au centre du trou noir de cette absence, dans la recherche d’une liberté, d’une décision de soi impossibles. C’est elle qui est « au pied du mur », au bord de la falaise, au bord de se perdre, de chuter. Parce qu’elle est d’abord l’image de la femme qui doit incarner une perfection, même factice, surtout factice. Seulement, un jour, avant la chute, elle osera se demander « Mais qui suis-je ? Qui suis vraiment ? ». 

Et si cette chute murmure encore et toujours, que oui, l’on peut mourir d’ennui dans l’illusion du bonheur, c’est l’illusion de ce « bonheur » imposé que la magicienne qu’est Marilyne Fontaine va, seule, savoir faire exploser : parce que la comédienne qu’elle est, celle qui peut transformer le monde, sait être autant cette enfant amoureuse à en mourir, triste, d’abord, tellement, que cette guerrière, cette force de refus qui osera regarder la vérité en face.

Dans un monde marchand, rien ne vaut s’il n’est connu par des milliers d’inconnus qui payent, comme chacun de nous paye pour se donner à voir. Nous ne sommes plus que des objets : Mais quand Alix, comme innocemment se souvient qu’« Hello Kitty n’a pas de bouche » , elle ne dira que son propre désir de parler. 

Devant la peur des jours qui passent, du temps qui file et de l’animal en nous, en chacun de nous, le fiancé d’Alix va hurler son désir : mais il ment ! Il ment. Cet amour, celui-là qui seul est vrai, est celui d’Alix, celui projeté en virtuel de Marylin, mais celui d’une femme qui a cru longtemps, à une réciproque impossible ; de cette femme qui aurait voulu rester une enfant. Mais qui a su dire, un jour : « Mais qu’a-t-on fait de moi ? » ? 

Et cet écho par la voix, le regard, la présence de Marilyne Fontaine, devient en nous : « Mais qu’a-t-on fait de nous ? »

Ce qui est n’est pas ce que l’on croit. Ce qui est n’est pas ce qui existe. Alors, tout ce que nous sommes est virtuel, est ce que l’on nous dit de nous, apporte le dégoût de soi, sa perte dans le regard, dans le jugement des autres, de ceux-là qui fabriquent des poupées avec les enfants que nous fûmes.

« L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous » (Jean-Paul Sartre, Saint Genet).

A lire aussi : Je voulais leur dire mon amour de Jean-Noël Pancrazi, Gallimard

Et soudain, revient un proverbe, inventé par l’on ne sait qui, mais qui résonne et se fait entendre : « Les petites filles gentilles irons au paradis, les autres où elles veulent !! ». Mais le paradis n’existe pas. Et il ne reste plus rien, à celles-là qui furent « gentilles » avec tout le monde juste pour être aimées, il ne leur reste qu’à pleurer, à indéfiniment pleurer. Ou à ouvrir les yeux et refuser de mourir vivantes:  si les petites filles ne veulent pas mourir, alors, elles devront vivre en rebelles.

Comment ne pas mourir de ses rêves ? Par cette alchimie qu’opère Mademoiselle Fontaine, en mêlant Alix et Marilyn, en regardant, de l’autre côté du miroir, la vérité dans les yeux. Et, entourée de comédiens puissants, elle peut le faire, elle seule, elle qui peut se faire autre, être tout Autre, se modifier à l’infini. 

Grâce à celle qui nous offre Alix, au tourbillon qu’elle provoque quand elle met en jeu son souffle, sa peau, c’est Penthésilée qui se dresse, dans ces cordes-là, dans ce corps debout et vivant. Il s’est passé quelque chose, parce que Marilyne Fontaine nous atteint, nous bouleverse, au point où rarement une comédienne peut le faire. Il se passe quelque chose d’exceptionnel, tant ce don de transformer le monde en un simple regard est rare. 

Cette transformation est celle d’une libération. D’une libération qui se fera en violences, intimes, douces parfois. Il est violent de dire « Non ». De parvenir enfin à dire « Non. Je ne suis pas celle-là que vous vouliez ». Alors elle se dresse en force, en puissance, devient cette guerrière qui, en son corps redressé, en sa voix épurée, va inventer cette femme, cette femme non plus figée mais ce devenir qu’elle désire, ce devenir-femme qui se voit, qui se veut, qui se parle. 

Cette injonction, « je ne peux pas me suffire de ce que l’on a fait de moi » est celle de cette femme, enfin debout, réellement, virtuellement, mais avec la même puissance, la même violence, et qui dit « Non !! », qui apprend que la liberté se prend, qu’elle s’arrache. Et même si plus personne n’est là. Ou ceux, celles qui restent là, sont loin. C’est bien. Quand même. 

Devenir fort.e, c’est accepter la solitude, accepter de tenir « sur son désir », sur ce désir dans le Réel, même s’il échappe toujours : Dire « Je », dire « Je veux », et qu’importent les effets de ces rébellions, de ces révoltes. Elles sont l’énergie vitale de ce changement de point de vue, violent, peut-être, mais urgent. 

Allez voir « Dans les cordes ». Vite. Parce que tous les acteurs de cette pièce sont magnifiques. Parce que, surtout, chaque soir, Marilyne Fontaine se donne comme si elle jouait sa vie, se donne pour nous, pour nous faire respirer plus haut, plus large, nous intimer de relever la tête et d’enfin vouloir « tenir sur son désir », ce désir qu’elle crée tous les soirs dans ce noir incandescent et qui la grandit infiniment, elle qui sait, par sa force, nous rendre plus libres. 

Sophie Demichel-Borghetti

Dans les cordes

Production Cie Depuis l’Aube

Texte et mise en scène : Pauline Ribat – collaboration Baptiste Girard

Avec : Vanessa Bettane, Florian Choquart, Sébastien Desjours, Marilyne Fontaine, Nomwen Korbel

Au Théâtre 13 / Bibliothèque, jusqu’au 21 janvier 2023

Du lundi au vendredi à 20h – dès 15 ans – 1h40


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