PODCAST – Dialoguer, de nos jours, est-ce encore poursuivre la vérité ou vouloir censurer autrui ? Kévin Petroni vous propose de réfléchir à la question.

La vertu s’enseigne-t-elle ? Dans son Protagoras, Platon donne deux visions opposées à cette question : Protagoras soutient que oui ; Socrate soutient que non. Pourtant, par la discussion, rien ne se passe comme prévu : Protagoras s’aperçoit que son enseignement fait cruellement défaut ; Socrate, quant à lui, que son refus de tout enseignement en prend néanmoins la forme. En vérité, l’essence de cet apprentissage réside moins dans le contenu de la discussion elle-même que dans la méthode pour l’exprimer.

L’art de la vérité

Platon déploie le principe de toute conversation : en confrontant mes arguments à ceux d’autrui, je me débarrasse de mes a priori, voire de mon dogmatisme. La méthode est connue. Il s’agit de la maïeutique, soit d’un dialogue dans lequel chacun cherche non pas la victoire, mais la vérité. Je dis bien chercher, car le but n’est pas foncièrement de trouver ce que l’on cherche, mais de s’apercevoir que ce que l’on croyait sûr et certain, impossible d’être corrigé, peut l’être à chaque instant. Pas savoir, mais douter ; et par ce doute,  reconnaître en l’autre la part d’une recherche qui m’échappe, et qui, croisant la mienne, pourrait me conduire, tout comme elle conduit autrui, à réviser un jugement trop hâtif.

Au lieu de figurer autrui selon ce qu’il pense, je juge la pensée d’autrui selon ce qu’il est. Voilà le fondement de toute censure dans le monde moderne

L’art de gagner : tout sauf dialoguer

La vertu s’enseigne-t-elle ? Ou du moins, est-ce son enseignement que nous convoitons ? Platon, reprenant Socrate, assure que c’est le cas. Schopenhauer, dans son célèbre traité de rhétorique assure le contraire. Schopenhauer réfute le but même de la philosophie, à savoir la poursuite de la vérité. A ses yeux, seule compte la volonté de chacun de l’emporter dans un débat. Son traité ne se nommera donc pas L’art du dialogue, mais L’art d’avoir toujours raison, et son principe non pas la maïeutique, mais la dialectique. Pour être plus précis, l’éristique, soit l’art de la controverse.

Ciao Socrate, et son sens du compromis, de la discussion et de la remise en cause ; place à la mauvaise foi, à la stratégie et à la guerre ! Pour Schopenhauer, il existe deux offensives possibles dans un dialogue : l’attaque ad rem, qui concerne le propos, l’idée soutenue durant un débat, et l’attaque ad personam, qui concerne la forme du propos, nous dirions le contexte d’énonciation (qui parle ? Depuis quel tribune ? Devant quel public ? etc). L’attaque ad personam a une stratégie qui lui est familière : l’argument d’autorité. Au fond, l’attaque ad personam ne s’intéresse pas à la pensée, elle ne cherche qu’à décrédibiliser la parole de celui qui parle. 

La censure moderne

Au lieu de figurer autrui selon ce qu’il pense, je juge la pensée d’autrui selon ce qu’il est. Voilà le fondement de toute censure dans le monde moderne. Etrange manière de dialoguer. C’est très commode, cela permet tous les procès d’intention possible. Je me souviens d’une discussion entre Raphaël Enthoven et François Bégaudeau dans l’OBS où le moindre argument de Enthoven était contesté non pas en fonction de ce qu’il pouvait penser, mais en fonction de la classe sociale à laquelle Bégaudeau le renvoyait. En d’autres termes, Enthoven pouvait penser quoi que ce soit sur les gilets jaunes, sa parole était immédiatement inaudible dès l’instant où elle était portée par un bourgeois. Et un bourgeois, dans la pensée de Bégaudeau, ne pense pas – demandez à Sartre et Simone de Beauvoir.

Le système peut se répéter à l’infini : lorsque Jean Castex est nommé Premier ministre, Danielle Obono ne s’attaque pas au bilan de Jean Castex en tant qu’ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, elle l’attaque sur sa personne : un, blanc, de droite. De cette façon, avant même d’avoir prononcé une seule syllabe, le Premier ministre était disqualifié.

L’argument d’autorité reproduit strictement le même phénomène : dans l’argument d’autorité, compte bien moins le propos tenu par une personne que le prestige que je confère à celle qui l’a prononcé. C’est l’un des tours préférés d’Eric Zemmour qui, chaque soir, à la télévision, peut citer le général de Gaulle sur l’immigration, par exemple, sans jamais recontextualiser le propos tenu ou encore le remettre en question. C’est tout aussi pratique. Si d’aventure, je critique la parole du Général, je serai considéré comme quelqu’un qui désavoue la gloire de la France. Je me présenterai ainsi comme anti-français. L’argument dépend du fait que le Général de Gaulle est le libérateur de la France, et qu’ainsi il jouit d’une image sacrée. Impossible de dialoguer.

Socrate contre Schopenhauer

La vertu ne s’enseigne sans doute pas, mais elle s’éprouve pour parodier Pascal. Encore faut-il vouloir l’éprouver. Nous n’avons jamais eu autant de moyens techniques d’échanger, et c’est sans doute pour cette raison qu’il ne nous a jamais semblé si difficile de dialoguer : la démocratisation permettant une remise en cause des hiérarchie de parole, chacun essaie de l’emporter sur l’autre afin de se fabriquer la plus belle des estrades. Et sur la place numérisée que constituent nos écrans, Socrate semble bien faible face à Schopenhauer. 

En savoir plus

Platon, « Protagoras », dans Oeuvres complètes, T.I, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2019.

Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Circé, coll. Poche, 1999.


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