Brillant homme de lettres, universitaire de renom, Fernand Ettori fut aussi un homme de combats : reconnaissance de la langue corse, fondation de l’Université, et création des Ghjurnate internaziunale. Il laisse un héritage considérable dont se revendique toute une génération d’intellectuels corses.

Par : Eugène F.-X. Gherardi (Università di Corsica)

Fernand Ettori naquit le 8 mars 1919 à Bastia. Après de brillantes études effectuées au lycée de la ville, il gagna Paris et poursuivit sa formation au lycée Louis-le-Grand. L’agrégation de lettres classiques en poche, il manifesta le souhait de revenir en Corse. Il obtint donc sa mutation au lycée de Bastia à une époque où les élites insulaires ne songeaient guère à « rentrer » au pays.

D’emblée, ce qui frappe chez lui c’est la fidélité constante qu’il témoigne à la Corse. On peut comprendre combien le cadre de l’enfance et de l’adolescence peut marquer une âme sensible pour toute une existence. Dès son enfance et durant toute sa vie, son attachement à l’île fut un sentiment de premier plan, à la fois sincère et réfléchi. Et il fut aussi sans réserve. Attitude bien rare dans un pays aussi grave de passé que le nôtre. En somme, là où les hommes aiment leur terre sous des représentations si différentes.   

Nous étions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Fernand Ettori s’immergea dans l’univers familier du lycée. Sommairement, il en relata l’histoire : « le lycée de Bastia a été plus qu’un lycée ordinaire ». Il ajoute : « sous des noms divers tout au long de trois siècles, le lycée de Bastia a accompli sa mission. Presque tout ce que la Corse a produit d’esprits distingués est sorti de ses murs[1]».

La place centrale du discours

Nous sommes en juillet 1947. Dans la cour du lycée, Fernand Ettori prononce le discours de la distribution solennelle des prix. Le discours constitue une partie essentielle d’une célébration qui comprenait d’autres séquences comme la représentation de saynètes dans la cour préalablement décorée et pavoisée, la proclamation du palmarès et la remise proprement dite des prix. Dans tout cela, le discours occupe une place centrale : il constitue l’affirmation du sens de toute la cérémonie. À Bastia, c’est l’évidence même. La cérémonie de distribution des prix qui constitue le point d’orgue de l’année scolaire trouve son origine dans l’histoire du collège jésuite. Pour l’essentiel, les éléments des célébrations ultérieures sont déjà en place dès le XVIIe siècle. La distribution des prix est un véritable événement dans la ville, un rendez-vous annuel où la bonne société bastiaise se donne à voir et à entendre.   


(1) Fernand Ettori, Le lycée de Bastia. Hier, aujourd’hui, demain, s.l., s.d., p.3-5.


Écoutons Fernand Ettori :

« Qu’est-ce-que le latin pour l’élève de Paris, de Lille, de Strasbourg, de Rennes ? Véritablement une langue morte, une langue des lycées et des livres, dont on saisit avec beaucoup de peine les timides prolongements dans le français actuel. Pour un élève corse, le latin est, et doit être, une langue vivante, sœur de celle qu’il parle. Tous nos élèves, ou presque, parlent corse, plus ou moins bien, et hélas, plutôt mal que bien. Je dis « Hélas », car c’est une erreur trop répandue de croire que la pratique raisonnée de notre dialecte leur rende plus difficile l’usage correct du français. Les enfants sont aisément bilingues, et ceux qui « déchirent » le français (je traduis littéralement une expression dialectale) sont aussi les mêmes qui « déchirent » le corse. Quoi qu’il en soit cette connaissance, même partielle, doit leur rendre de grands services, si leur attention est attirée sur des parentés évidentes. Ouvrons un dictionnaire latin à la lettre A : nous trouvons au hasard : acetu (N), acu (s), aia, anima, aratu (m), arcu (a), arena, asinu (a), etc…
Est-ce du latin ou du corse ? Les deux à la fois. »

L’œuvre à venir

Par bien des aspects, le discours aux lycéens annonçait l’œuvre à venir : la langue et la culture corses, Pascal Paoli et Jean-Jacques Rousseau… Tout est présent ou presque dans ce discours programmatique.         

Dans la ville de son enfance, Fernand Ettori n’eut de cesse de revitaliser la vie intellectuelle. À vrai dire, son implication fut grande dans les rangs de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse qu’il fallait faire renaître des ruines de la guerre. Il collabora aussi activement au Muntese, bimensuel fondé à Bastia en 1955 pour défendre et promouvoir la langue et la culture corses. Aussi, il se dépensa sans compter pour plaider et obtenir l’extension au corse de la loi Deixonne de 1951.

Alors qu’en 1965, il gagna l’Université de Provence, il prit deux ans plus tard la succession du professeur Paul Arrighi à la direction du Centre d’études corses d’Aix. Ainsi, il occupa ces fonctions pendant quinze ans[2]


[2] Francis Beretti, « Ettori Fernand », Dictionnaire historique de la Corse, sous la dir. d’Antoine Laurent Serpentini, Ajaccio, Albiana, 2006, p.350


Une lignée de sgiò

À cet égard, on peut affirmer sans exagération que Fernand Ettori fut un acteur capital dans le mouvement qui conduisit à la réouverture de l’Université de Corse. Cet homme généreux et courageux donna toujours de lui-même. Homme de fidélité, mais également homme attentif aux besoins de la Corse de son temps, il sut prendre la mesure de ce qui changeait, de ce qui progressait et bousculait la Corse ancienne. Rien ne prédisposait Ettori à jouer le rôle d’éveilleur intellectuel des consciences dans la Corse des années 1970. Rien, sinon les assises familiales, une lignée de sgiò remontant aux seigneurs féodaux de La Rocca.

Enfin, dans ce combat pour l’Université, Fernand Ettori ne ménagea ni son temps ni ses efforts. En 1975, il fit partie du Directoire provisoire institué par Libert Bou, et par conséquent, chargé d’élaborer le projet universitaire. Il est indéniable que sa contribution fut décisive en tant que président des Ghjurnate di l’Università d’estate de Corte de 1972 à 1976.

Puis, à l’automne 1976, Pascal Arrighi fut nommé à la présidence d’une Université de Corse en gestation. Un Conseil remplaça le Directoire provisoire. Alors nommé membre dudit Conseil, Ettori refusa d’y siéger. En réalité, le malaise couvait depuis plusieurs mois. Pourtant, sans amertume, il fit part de sa grande déception :

« Si créer une université en Corse, c’est seulement miniaturiser (aux dimensions d’une île de 200 000 habitants) un modèle extérieur, à quoi bon cette inutile et coûteuse fantaisie ? Des bourses substantielles à Nice suffiront. Croire à la Corse, au contraire, c’est vouloir une université faite pour la Corse et pour les Corses. Encore convient-il ici de bien peser les termes. Une université pour la Corse ce pourrait être, en un certain sens, l’instrument technique d’une croissance au bénéfice d’intérêts étrangers. Une université pour les Corses ce pourrait être l’instrument de promotions individuelles qui, si brillantes soient-elles, s’accommodent fort bien d’un désastre collectif. Ni la terre ni les hommes ne légitiment totalement un dessein. Il y faut le peuple corse, qu’un mot gommé dans un texte ne suffit pas à effacer de l’histoire. C’est pour lui, dans la perspective de sa renaissance économique et culturelle, que doit être conçu le projet universitaire. Autrement dit, ce projet est inséparable d’une vision d’avenir dans laquelle il s’insère et qui, seule, lui donne un sens. En regard de cette exigence fondamentale, les recettes de gestion et le savoir-faire administratif apparaissent dérisoires (3) . »

Ettori caressa l’idée d’achever sa carrière en Corse. « Il était alors sur le point de faire le saut du “retour” en transposant son activité d’enseignant, de chercheur et de militant culturel d’Aix-en-Provence à Corte »[4]. Hélas ! Il ne vint jamais enseigner dans l’Université qu’il contribua tant à rétablir. Nul n’est prophète en son pays !

Il fut un militant de l’Université aux intentions désintéressées et irréprochables. D’autres, enrôlés sous la même bannière, poursuivirent des desseins bien moins vertueux.

La Corse des Lumières

Fernand Ettori a écrit des pages définitives sur la Corse. De manière générale, ses travaux attestent de grandes qualités : extrême finesse de jugement et rigueur de l’analyse, précision érudite, maîtrise dans l’exposition et aptitude à la synthèse. Sa contribution à la connaissance de la Corse des Lumières est précieuse. En 1976, il soutint son doctorat d’État à l’Université de Provence avec une thèse magistrale portant sur Jean-Jacques Rousseau et la Corse : la tentation du législateur. Songeons également au texte qu’il donne à Cuixà en Catalogne.

« Sighi com’idda sighi, a Corsica di dumani ùn sarà più micca quidda d’arimani. Cacciata da un sonnu di più d’un seculu, a cuscenza naziunali cumincia à scitassi. Ultimu trasaltu nanzi a morti ? Primi passi di una rinascita piena è intiera ? In attesa di a risposta di l’avvena, ugnunu sciddarà a so interpretazioni sicondu a so brama è pugnarà di fà ch’idda sighi a bona. Ma par metta à a luci u fattu impurtantissimu di issu discitu, par veda da duva iddu vinia è par chì stradi, ci vulia à rivalutà una storia sfigurata da certi pustulati pulitichi chì diciani o ùn diciani u so nomu. Eccu parchì, annant’à u fattu naziunali corsu, emu circatu di fà una sintesi chì certi stimarani prumaticcia è chì no ùn cuniscimu ch’è troppu i so debuli, ma chì, in u statu prisenti di i cosi, ùn pudia più aspittà (5)» .

Citons aussi une « Introduction à l’étude du Vocero » qui, bien plus qu’un préambule, s’avère être une contribution majeure publiée dans Pieve è Paesi : communautés rurales corses (Paris, éd. du CNRS, 1978). Mentionnons par ailleurs sa participation au Mémorial des Corses.

Dans Langue corse : entre incertitudes et paris, ouvrage coécrit avec Jacques Fusina, son ancien élève du lycée de Bastia, Fernand Ettori défend le principe de l’unité dans la diversité : « Nous acceptons la langue corse telle qu’elle est dans cette dialectique de l’un et du multiple qui est celle de la vie »[6].

Bijou d’érudition

Il faut mettre à l’actif de Fernand Ettori une Anthologie des expressions corses[7], petit bijou d’érudition. Rappelons de nombreuses participations à des colloques, et bien d’autres travaux publiés dans les Annales historiques de la Révolution française, Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, Études corses, Langue française, U Muntese, Peuples méditerranéens, Rigiru… Au soir de sa vie, il écrivit La Maison de la Rocca. Un lignage seigneurial en Corse au Moyen-Âge, fruit de longues et minutieuses recherches historiques. Ajouterai-je que, dans ce livre, mille détails manifestent une connaissance rarement égalée du caractère corse ?

« Observez ce groupe de jeunes gens au café quand vient le moment de l’addition : ailleurs, on partage la somme et chacun verse son écot ; ici on se dispute l’honneur de payer la tournée. "Se faire honneur" est l’impératif de toute morale aristocratique, depuis les liturgies d’Athènes jusqu’à la "prouesse" du chevalier. La volonté de se distinguer prend mille formes et peut se dégrader en simple vanité. De l’ostentation des funérailles et de la magnificence des tombeaux, on passe insensiblement à des signes moins traditionnels : ceux qui exhibent les plus belles voitures ne sont pas toujours les plus riches. […] Depuis 1770, l’essentiel n’a guère changé. Les Corses restent un peuple qu’aucune autorité publique, génoise ou française, n’a jamais réussi à désarmer, ni même l’occupation italienne de 1940 qui ne badinait pas sur ce chapitre : les habitants remirent aux gendarmes les vieilles pétoires de leurs grands-pères, mais, malgré les risques, ils gardèrent les armes utiles. Aujourd’hui encore, il suffit d’avoir entendu, le premier janvier sur le coup de minuit, les salves se répondre de hameau à hameau pour comprendre que la Corse n’est pas la Creuse ou le Loir-et-Cher (8) . » 

Quelques mois avant sa mort, dans un texte de portée testamentaire, Ettori posa un regard lucide sur l’avenir de la Corse :

« De toute manière, il apparaît que la fusion a été imparfaite entre les corses et ceux que nos pères appelaient les français en attendant que l’école républicaine leur apprît à dire "les continentaux" et fait que, malgré la paix civile, la vie n’a pas coulé comme un long fleuve tranquille. […] L’État en Corse n’est pas en état de droit : il doit être refondé si l’on veut que les exhortations au civisme et à la responsabilité ne soient pas de vains bavardages (9) . »       

À lire aussi : Jacques Fusina, écrire en Corse

Ayant fait valoir ses droits à la retraite, Fernand Ettori se retira sur les terres familiales de la Turri, près de Porto-Vecchio. C’est là, le 1er juin 2001, qu’il ferma les yeux à la vie.

Qui fut Fernand Ettori ? Qui fut-il réellement ? Intimement ? Un gentilhomme égaré dans le monde contemporain ? Un honnête homme au service de la Corse ?

Sur les hauteurs où il aimait à se tenir, Ettori fut toujours un solitaire, malgré sa très grande sociabilité .

Un pionnier

Il fut également un pionnier dans le domaine de la recherche en sciences humaines sur la Corse. Dans l’encyclopédie que les éditions Bonneton consacrent à la Corse, Fernand Ettori fait œuvre d’historien de la littérature et de la sociabilité culturelle. Non sans un clin d’œil au parcours politique du général de Gaulle, éloigné du pouvoir de 1946 à 1958, Ettori file alors la métaphore et qualifie à son tour de « traversée du désert » cet intervalle qui court de 1945 à 1955, période de « silence, où le souvenir de l’irrédentisme pesait sur toute expression écrite en langue corse[10] ». Dans toute traversée du désert, guidé par une bonne étoile ou par son instinct, le marcheur peut trouver une oasis au détour d’une dune. Le discours prononcé en juillet 1947 est un rayon de soleil.             

Il me revient en mémoire le jour où j’eus le bonheur de l’entendre. Nous étions en 1990. Mes cours se déroulaient au Palazzu Naziunale, siège de l’ancien gouvernement de la Corse indépendante. Fernand Ettori répondit à la sollicitation de Jacques Thiers, son ancien élève. Le professeur émérite de l’Université de Provence siégea dans le jury de thèse de la regrettée Katty Andreani-Peraldi[11]. La mémoire vertigineuse de Fernand Ettori frappa l’auditoire. D’ailleurs, mes camarades et moi nous observâmes les grandes qualités de l’homme de culture, discret et profond, sans jamais en faire étalage.

À l’issue de la soutenance, j’eus la satisfaction d’échanger quelques mots avec Fernand Ettori. Mais je m’égare dans les souvenirs.

Une dernière chose me vient à l’esprit. En pleine Seconde Guerre mondiale, Simone Weil, philosophe, icône de la Résistante et mystique chrétienne, « le plus grand esprit de notre temps [12] » selon Albert Camus, écrivait dans la revue Les Cahiers du Sud que « rien ne vaut la piété envers les patries mortes [13] ».

Pour Fernand Ettori, la Corse ne sera jamais une patrie défunte.   



Bibliographie

(1) Fernand Ettori, « Littérature », Corse, Paris, Christine Bonneton éditeur, 1992 [1979], p.250.

(2) Cette thèse a fait l’objet d’une publication. Katty Andreani-Peraldi, Visages de la mort en Corse dans le roman du XVIIIe siècle à nos jours, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 1995.

[3] Fernand Ettori, « La querelle des Anciens et des Modernes », Kyrn, n°60, janvier 1976, p.24-29. 

[4] Francis Pomponi, « Fernand Ettori : au service du renouveau culturel », Hommages à Fernand Ettori, Études corses, n°18-19, 1982, p.IX.

[5] Farrandu Ettori, « Populu, Naziunalità, Nazioni : Par una rivalutazioni di a storia di Corsica », Nationalia III, Montserrat, Publicacions de l’Abadia, 1978, p.178.

[6] Fernand Ettori, « La langue corse : les questions que l’on se pose », Langue corse : entre incertitudes et paris, Ajaccio, éd. A Stampa-MCC, 1981, p.30.

[7] Fernand Ettori, Anthologie des expressions corses, Paris, éditions Payot et Rivages, 1984.

[8] Fernand Ettori, La Maison de la Rocca. Un lignage seigneurial en Corse au Moyen-Âge, Ajaccio, éd. A. Piazzola, 1998, p.156-158.

[9] Fernand Ettori, « Aux origines de l’État français en Corse », L’avenir institutionnel de la Corse. L’autonomie, modèle de développement régional insulaire ou étape vers l’indépendance ?, Actes du colloque tenu le 21 février 2000 à la Maison du barreau de Paris, Ajaccio, La Marge édition, 2000, p.70-72.   

[10] Fernand Ettori, « Littérature », Corse, Paris, Christine Bonneton éditeur, 1992 [1979], p.250.

[11] Cette thèse a fait l’objet d’une publication. Katty Andreani-Peraldi, Visages de la mort en Corse dans le roman du XVIIIe siècle à nos jours, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 1995.

[12] Cité par Laure Adler dans L’insoumise. Simone Weil, Arles,Actes Sud, 2008 ; Babel, 2012, p.269.

[13] Simone Weil, L’inspiration occitane, Paris, Éditions de l’éclat, 2014, p.53.


3 commentaires

  1. Tres bel hommage, mérité à cet homme d’exception, si agréable , si discret et si brillant. Merci Eugène Gherardi de cette évocation émouvante du véritable père de la renaissance de l’Université corde !

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