Dans “Le petit soldat”, Jacques Fusina raconte l’histoire à la fois personnelle et universelle d’un jeune homme parti faire la Grande Guerre. Un roman aux mots délicats et choisis, récompensé du Prix de la Collectivité territoriale de Corse en 2015.

Par : Marie-Jean Vinciguerra

Jacques Fusina a touché avec bonheur à tous les genres. Cet universitaire distingué, linguiste et spécialiste des sciences de l’éducation, s’est affirmé également dans bien d’autres domaines comme un maître. Poète, parolier, essayiste, chroniqueur, nouvelliste, il ne lui restait plus, dans le champ littéraire, qu’à tenter l’aventure du roman. C’est chose faite et pari gagné. Avec  Le petit soldat , publié par les éditions Albiana, il nous offre un magnifique livre dont il convient de saluer l’originalité et la force émotionnelle

Élégance, délicatesse, art de la nuance, humour discret. Pour tout dire, cette grâce singulière qui fait apprécier l’homme se retrouvent dans l’écriture de sa dernière œuvre. Cette fois, de plus ample respiration, il s’agissait de mettre en scène, dans un roman d’apprentissage et d’initiation sur fond de guerre, trois personnages pour incarner un héros réel : Le « petit soldat » corse tombé « au champ d’honneur ». Cet oncle dont il porte le nom et le prénom. La difficulté était de taille : en dehors d’une « vieille photographie », le petit soldat n’a laissé aucune trace. Seul recours pour inventer le réel : le travail d’écriture, de recréation de l’imaginaire à partir de documents à débusquer patiemment «Vous êtes trois» s’exclame  le narrateur : Deux Corses de la Castagniccia et « le professeur » niçois. Subtile autofiction déguisée ?

Trio d’une amitié fusionnelle

Certes, on y reconnaîtra trois facettes de la personnalité de Jacques Fusina. Amour du savoir, réserve, respect des valeurs morales. Et pourtant, admirable puissance de l’imagination. Chacun de ces personnages du trio d’une amitié fusionnelle, vit d’une vie propre. À partir de l’histoire du petit soldat et de ses deux camarades de combat -histoire narrée quasiment au jour le jour- ; le récit déroule une vaste fresque. Celle des quatre années de « la Grande Guerre » de 14-18. Tragique épopée de tous ces soldats sacrifiés dans une sinistre boucherie. 

Qui raconte ? Cette voix qui interpelle, tantôt, le petit soldat (« toi », « tu »), tantôt le trio (vous). N’est-ce pas, dans le même temps, la voix du petit soldat, la prosopopée de tous les soldats, la voix de l’auteur parlant à leur place comme s’il lisait dans leur âme. Le narrateur sait faire mentir le mot de Sartre sur Mauriac. Oui, il se met bien à la place de dieu, mais son dieu à lui est un artiste. On admirera le paradoxe d’une écriture qui prend son temps, sans être bavarde. Elle évite de tomber dans un autre piège, celui d’un « discours fleuve ».

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Le héros (petit soldat/et auteur) a appris de son père que « les mots ça se pèse, ça s’économise ». La phrase ample, harmonieuse, limpide, est parfaitement maîtrisée. L’émotion ne rompt pas la syntaxe. Contenue, elle en sort même renforcée. Le récit est rythmé par les interpellations « vous », « tu » qui constituent autant de reprises de souffle et de rebondissements pour une action dont le caractère nécessairement répétitif risquait de produire un effet d’ennui. La guerre est décrite au plus près de ses terribles réalités. Et avec une hauteur de vue qui permet d’embrasser toutes les péripéties du drame et d’éclairer les zones d’ombre d’un conflit absurde.

On s’y croirait

Enfin, le narrateur nous donne à la fois, le point de vue du fantassin – celui de Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo – et celui de Dieu. D’un Dieu qui perçoit les choses dans leur totalité. La remarquable documentation, s’appuyant notamment sur le carnet de marche du régiment au jour le jour, le souci du détail significatif rendent compte, jusqu’à l’hallucination du terrible « vécu » du soldat… Péché de pointillisme ? Le choix des détails, la précision des mots pour désigner les choses, l’érudition restent de bon aloi. L’effet produit est d’authenticité. On s’y croirait. « Le petit soldat », roman de formation, se place sous le signe de l’amour du savoir. Émouvante petite société des trois amis et frères de combat, qui, dans les tranchées et sous la menace constante de la mort, reste avide de comprendre et d’apprendre ! Jacques Fusina, maître dans l’art pédagogique, sait rendre le lecteur plus intelligent.

 L’auteur a relevé un autre défi, celui de faire de la bonne littérature avec de nobles sentiments. Tout en dénonçant la folie des hommes et la férocité des temps, refusant la haine, il sait faire passer un message d’amour et de paix.                           
Malgré la note finale marquant une désespérance, l’évocation d’un tableau de Magritte où Paix et Liberté sont sous la menace d’un canon, « Le petit soldat », œuvre tonique, affirme avec éclat que le dernier mot appartient au créateur.

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