INTERVIEW – L’auteur de La Chute d’Icare, Jean-François Roseau, répond pour Musanostra aux questions de Kévin Petroni afin d’évoquer son dernier roman, La Jeune Fille au chevreau.

Son quatrième roman, La Jeune fille au chevreau, publié aux Editions de Fallois, est un roman d’apprentissage aux heures tragiques de la seconde guerre mondiale. Durant l’occupation, à Nîmes, un jeune homme de quinze ans tombe amoureux d’une statue. Quelques années plus tard, il rencontrera celle qui avait servi de modèle : une femme d’une trentaine d’années, entourée de collaborateurs, qui n’échappera pas à l’épuration en dépit des services rendus à de nombreux Nîmois. A partir d’une réécriture du mythe de Pygmalion, récit antique d’un sculpteur tombé amoureux de sa statue et de celle-ci devenue femme, l’auteur plonge le lecteur dans une époque trouble où l’allégresse de la Libération céda parfois devant la lâcheté de la vengeance. Récit d’une éducation sentimentale, La Jeune Fille au chevreau est le portrait d’une femme face à la fureur des foules.

Musanostra – Comme dans l’un de vos précédents romans, La Chute d’Icare, on retrouve dans La Jeune fille au chevreau une référence empruntée à Ovide et à l’Antiquité. Dans votre nouveau livre, l’un des personnages principaux est surnommé « le petit Pygmalion ». Quelle place le mythe occupe-t-il dans vos textes ?

Jean-François Roseau : Si nos désirs, nos vices et nos passions étaient des animaux, Les Métamorphoses d’Ovide serait certainement un bestiaire de référence. L’égocentrisme fatal de Narcisse, la jalousie dévorante de Junon, la timidité maladive de Pygmalion, les ruses de Jupiter ou la curiosité malheureuse d’Actéon, déchiré pas ses chiens pour avoir surpris une déesse dans son intimité, sont autant de tentations sublimées auxquelles, dans une moindre mesure, nous avons tous été sensibles un jour ou l’autre, sinon constamment. Toutes ces figures offrent une parfaite galerie des sentiments humains dans l’infinité de leurs nuances et de leurs variations. Prenons Icare. Bien sûr, il est le symbole de l’ambition et de la démesure, auxquelles j’avais associé l’un de mes précédents personnages, l’aviateur Albert Preziosi, mais il incarne aussi bien l’espérance, le refus de céder à un monde de vaincus, d’abdiquer l’honneur ou de se résigner. De ce point de vue, le vice d’Icare tourne à la vertu. C’est ce qui me séduit dans le récit mythologique qui, comme la littérature, emprunte les voies de la fiction pour mieux dire le réel. Le mythe, comme le roman, c’est un mensonge socialement toléré pour mettre en scène la vérité dans ce qu’elle a de foncièrement ambigu et de mouvant. Ce paradoxe de la fiction, c’est ce qu’Aragon appelle le « mentir-vrai ». 

Dans La Jeune fille au chevreau, « le petit Pygmalion » désigne un adolescent fasciné par une statue qui orne les Jardins de la Fontaine, à Nîmes. Le thème même est antique, puisqu’il suggère les scènes bucoliques de l’âge d’or, par exemple chez Virgile qui nous peint des bergers sommeillant sous de grands châtaigniers et savourant une sorte de brocciu... Si, si, figurez-vous que, dans une traduction des Bucoliques par Marcel Pagnol, que je viens de découvrir, l’auteur propose de comparer le fromage des bergers de Virgile au fromage de brebis corse ! Pour en revenir à La Jeune fille au chevreau, cette statue, « le petit Pygmalion » passe son temps à la scruter, à l’admirer, à la dessiner, si bien qu’il en oublie la frontière entre l’art et la vie et s’éprend d’elle comme s’il s’agissait d’une femme de chair et d’os. Or cette femme existe, c’est le modèle, connue à Nîmes pour sa beauté, et que « le petit Pygmalion » finit par rencontrer. S’opère alors une métamorphose : le modèle remplace l’imitation et le mouvement se substitue à l’immobilité. Cela rappelle évidemment l’animation progressive de la statue d’ivoire dont le sculpteur Pygmalion, dans la mythologie grecque, était tombé amoureux. Le « vrai » Pygmalion, celui d’Ovide, partage avec le personnage de La Jeune fille au chevreau, un même rapport craintif et fuyant  à la réalité. Il la rejette pour mieux se réfugier dans un idéal esthétique qui finalement prend forme, se réalise, comme si le rêve, la foi ou l’imagination avaient précisément le pouvoir de faire advenir un réel attendu. L’art, le mythe ou la littérature agissent sur le réel, ne serait-ce qu’en suscitant des vocations et en modifiant le regard que l’on porte sur lui. C’est peut-être une observation banale, mais les exemples sont nombreux. Icare offre un modèle à Preziosi [aviateur corse des forces françaises libres, tombé en Russie en 1943]. Pygmalion est un modèle pour l’artiste en général et pour mon personnage en particulier… Narcisse, à l’inverse, fait figure de contre-exemple et nous invite à l’humilité. La mythologie, la littérature, les contes de fées, et jusqu’aux histoires de familles (qui parfois tiennent du mythe) sont un réservoir de récits et de références grâce auxquels nous construisons nos vies.  

Musanostra – Je souhaiterais évoquer avec vous un paradoxe qui m’est apparu à la lecture de votre livre, celui d’une contradiction fondamentale dans le geste de création. Dans La Jeune fille au chevreau, il est notamment question d’une statue, de l’admiration qu’elle suscite chez ceux qui la contemplent et de sa disparition finale. Tout geste créateur ne porte-t-il pas en lui-même la possibilité d’une destruction ? 

Jean-François Roseau : Cette opposition et cette liaison fondamentales entre la création et la destruction, c’est le lien équivoque que l’on retrouve dans la querelle des iconodules et des iconoclastes. Les uns adorent les images ; les autres les détruisent. L’art et la création font concurrence au monde. Balzac, selon ses propres mots, fait concurrence à l’état civil, mais Pygmalion, avec sa statue, fait concurrence à la beauté humaine. Et parce qu’elle nous donne parfois du monde une version plus désirable ou plus belle que nature, la création pointe du doigt les limites ou l’imperfection du monde. L’art – qu’il soit littéraire, pictural, sculptural ou autre – est le lieu d’une double transfiguration. D’une part, il isole le monde, le circonscrit en limitant le champ de la représentation. D’autre part, il l’embellit, ou en tout cas nous apprend à le regarder diversement pour en saisir mieux la beauté (d’un paysage, d’un sentiment…). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certaines religions monothéistes proscrivent la représentation de Dieu. Lui, en effet, on ne peut ni l’embellir, ni le limiter puisqu’il est à la fois, et par définition, infini et parfait. C’est l’un des arguments avancés par les iconoclastes dans leur rejet des images et de l’art en général qui, en imitant, limite. Bien entendu, ce sont là des considérations générales. La création n’est pas seulement affaire d’imitation, ni même d’embellissement… 

Cela m’intéresse beaucoup que vous évoquiez, au sujet de La Jeune fille au chevreau, la relation étroite entre le geste de création et celui de destruction. L’oeuvre d’art qui donne son titre au roman fait référence à une statue en pierre, représentant une nymphette faisant face à un chevreau. Elle fut réalisée autour de 1925 par un sculpteur nîmois, Marcel Courbier. Or la version originale de cette statue – et c’est l’amorce du récit, une sorte de mystère originel – a été détruite après la Seconde guerre mondiale. Pourquoi a-t-elle disparu, probablement détruite ? Comment en arrive-t-on à détruire une statue, un tableau ? Comment en vient-on à brûler des livres ? Quelles sont finalement les sources du vandalisme que dénonçait l’abbé Grégoire, pendant la Révolution française, en désignant tous ceux qui s’en prenaient aux oeuvres, et en particulier aux oeuvres des églises ? Il y a quelque chose d’insupportable dans la création et dans la beauté artistique lorsqu’elle nous indique impitoyablement notre finitude. C’est, je crois, le sentiment de Baudelaire dans son poème Le Fou et la Vénus. Alors que le fou supplie la Vénus de lui accorder un regard, « l’implacable Vénus, écrit Baudelaire, regarde au loin, je ne sais quoi, avec ses yeux de marbre ». Si le fou était vraiment fou (mais comme dit un autre poète, Jacques Rigaut, « dans l’asile d’aliénés, il y a un fou, un seul, le directeur »…), si le fou était vraiment fou, donc, ne serait-il pas tenté de détruire cette Vénus froide et méprisante ? Quand l’art n’élève pas, il peut frustrer. Mais la leçon de La Jeune fille, c’est que même détruit, l’art survit d’une manière ou d’une autre. En l’occurrence, lors de l’écriture du roman, j’ai découvert qu’il existait deux répliques de la statue (qui, elle, est en pierre) : une version de marbre en Californie et une version de bronze à Anvers… 

L’art n’est pas là pour nous apporter des réponses, mais pour nous poser des questions. C’est ce qui fait la supériorité de la littérature intempestive sur la littérature de propagande, encore qu’on puisse trouver de très belles oeuvres dans le théâtre ou la poésie assujettis à une cause. Sans parler de littérature de propagande – on en serait même très loin -, je ne suis pas certain qu’on puisse dire de Racine ou de Sartre que certaines de leurs pièces n’étaient pas au service d’une cause. Et Pourtant, leur oeuvre est indéniable. Mais la littérature pure, débarrassée de tout « message » immédiat, permet de soulever une myriade de questions sans imposer d’emblée le poids d’une vision ou d’un système. C’est précisément l’une des raisons pour lesquelles, j’imagine, les graines de potentats ou les dictateurs installés s’empressent de jeter les livres au bûcher quand ils craignent pour leur assise. Ce que je veux dire par là, c’est que la littérature peut déranger autant qu’elle peut nourrir. Et lorsqu’elle dérange, on est tenté de la faire taire. C’est vrai de l’art en général. Mais je crains de m’être un peu éloigné de la question…

Musanostra – Cette dialectique de la création/destruction, on la retrouve non seulement dans l’évocation de l’art, mais également dans la peinture de l’amour. L’être aimé, comme le modèle du peintre ou du sculpteur, ne se trouve-t-il pas réifié, d’une manière ou d’une autre ? 

Jean-François Roseau : Absolument. Le personnage central du roman, M., est à la fois le modèle de la statue et une femme que tout le monde connaît à Nîmes, non seulement pour sa beauté, mais pour sa liberté de moeurs et l’influence dont elle jouit auprès des Allemands pendant l’Occupation. On lui attribue même, à tort ou à raison, une liaison avec un officier de la Wehrmacht. Le roman reste équivoque sur ce point. Dans le temps du récit, M. est rarement vue autrement qu’en objet… En tout cas, personne ne cherche véritablement à creuser, sinon peut-être « le Petit Pygmalion » (et encore), ce qui se trouve derrière ses attributs emblématiques. Sa blondeur, sa taille, sa prétendue facilité… On la regarde sous l’angle du désir ou de l’intérêt. Comme une proie ou comme un instrument. Autour d’elle, on va voir s’agiter une valse de courtisans plus ou moins insistants et de quémandeurs qui attendent d’elle une intervention auprès des Allemands. Pour être libéré de prison. Pour échapper à un départ pour l’Allemagne au titre du STO. Pour obtenir des tickets de rationnement. Et si elle ne cède pas à ces différentes demandes, alors elle devient une sorcière, une salope, une « poule à boche » et, en définitive, une collaboratrice à abattre. 

A l’origine de ce roman il y a un fait divers historiquement avéré. Le procès, puis la condamnation à mort d’une femme, à Nîmes, à l’automne 1944, pour faits de collaboration. Sur cette affaire, qui touche intimement au contexte de l’épuration en France et à Nîmes, les archives du Gard sont riches de très nombreux documents. Parmi les pièces du procès, on trouve une ou deux accusations, assez peu cohérentes d’ailleurs, mais renforcée par la rumeur publique, qui vaut parfois toutes les preuves du monde, d’une prétendue liaison entre l’accusée et un officier allemand, au nom très français, puisqu’il s’agit d’un certain commandant Saint-Paul… En regard de ces accusations, il y a une dizaine de lettres à décharge, signées par des témoins assurant avoir été aidés sans contrepartie par cette femme. Pourtant, dès le début de son procès, elle est perdante. Qu’on l’accuse sans preuve d’avoir dénoncé des Français, la mort l’attend. Qu’elle déclare, preuves à l’appui, avoir aidé des Français, ce sera peut-être pire, puisque son crédit auprès des autorités d’occupation est une preuve d’entente avec l’ennemi. Sa condamnation est inévitable. 

Dans les documents d’archives, cette femme, on l’entend à peine. Mais il ne s’agit nullement de refaire un procès ou de remettre en question la justice de l’époque. Ce n’est certainement pas l’objet de ce roman. En aucun cas. Les historiens travaillent sur le sujet, et c’est indispensable. La Jeune fille au chevreau est d’abord une fiction, ce qui signifie qu’elle s’émancipe très largement de l’histoire factuelle. Ce qui m’a intéressé, au travers du personnage de M., inspirée d’une chronique locale et tragique, c’est sa réification permanente. D’abord, comme objet d’un spectacle : chacun, à Nîmes, connaît les lignes de son corps figés dans la pierre de la statue dont elle fut la muse. Ensuite, comme objet de désir : ses amants la réifient et ses compatriotes convoitent son aide en cas de problème avec la Kommandantur. Enfin, comme objet de scandale : condamnée, M. est tondue, exhibée dans les rues comme une bête, avec toutes ses pareilles, puis exécutée. Modèle, amante, collaboratrice, M. est réduite à sa beauté, qui est son vice et son malheur. Elle lui vaut simultanément la haine des femmes qui l’envient et des époux qui la courtisent en vain… La troisième partie du roman insiste sur l’identification de M. au rôle millénaire de la sorcière. Il y a chez elle une sorte de Circé contemporaine ou d’ensorceleuse germanique comme Apollinaire les appréciait tant. La sorcière fascine autant qu’elle effraie. On se rend auprès d’elle quand on a besoin de ses maléfices. Mais on la brûle quand elle menace l’ordre des choses. Et, en devenant l’objet d’un sacrifice, elle retrouve une utilité sociale. Sa mort sert de ciment communautaire et canalise les violences de la foule. Purifié, le corps politique se régénère dans l’exercice d’une violence collective. Les femmes tondues jouent ce rôle d’instrument expiatoire. Jusqu’à la fin, aimée ou haïe, désirée ou conspuée, M. restera objet utile. 

Musanostra  – Vous citez en épigraphe deux auteurs du XIXe siècle, Barbey d’Aurevilly et Baudelaire. Tous deux sont des écrivains de la transgression ou de la laideur convertie en beauté. En quoi leur art, ou leur vision, vous a-t-elle influencé ? 

Jean-François Roseau : Baudelaire et surtout Barbey d’Aurevilly, auquel je souhaiterais consacrer prochainement un petit essai, sont des auteurs que lis régulièrement et qui, bien sûr, ont compté et comptent toujours beaucoup pour moi. Leur amitié, et le respect qu’ils avaient l’un pour l’autre, même dans l’adversité, y est peut-être pour quelque chose. Elle dévoile une sincérité touchante chez deux écrivains qui se placent à la marge de la société et de la littérature. Leur dandysme affiché, là aussi, n’est peut-être pas étranger à cette marginalisation plus ou moins volontaire, plus ou moins assumée, plus ou moins mise en scène. Barbey est sans doute moins connu que Baudelaire aujourd’hui, mais il est l’un des rares écrivains à avoir pris la défense du poète lors du procès des Fleurs du mal. A son tour, quelques années plus tard, il sera traîné en justice pour atteinte aux bonnes moeurs après la parution des Diaboliques. Au-delà de tout ce qui a déjà été écrit, déjà dit, et très bien dit d’ailleurs, puis redit, approfondi et répété, sur la beauté du mal et la transformation alchimique de la boue en or ou de la laideur en beauté, chacun de ces deux auteurs a une manière unique de faire jaillir des rencontres inattendues entre Dieu et le diable… J’admire surtout la singularité d’un style unique et personnel. Une ligne suffit pour les reconnaître. C’est rare, je crois. Dans les épigraphes que vous signalez, deux sujets chers à ces deux auteurs m’ont intéressé, qui se retrouvent dans La Jeune fille au chevreau : l’invocation baudelairienne de la beauté et la peinture aurevillienne de la violence. 

Chez Baudelaire, d’abord, la beauté apparaît souvent immobile, lointaine, dédaigneuse, glaciale, cruelle, le plus souvent sous les traits d’une statue. « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre », écrit-il en ouverture d’un poème intitulée La Beauté. Or cette similitude entre la supériorité intimidante de la beauté et la froideur distante de la statue, on la retrouve dans le poème en prose cité plus haut, Le Fou et la Vénus. Il m’était impossible, écrivant un roman sur le pouvoir envoûtant d’une statue, de ne pas penser spontanément à Baudelaire. Avec ses charmes et sa grâce, avec sa chevelure sensuelle (dont on la privera comme pour la priver de son pouvoir de séduction, donc de tentation), M. a quelque chose diabolique. Nîmes n’est sans doute pas le Paris baudelairien. Mais ce qui est certain c’est que l’amour du « Petit Pygmalion » pour M. est inséparable de la ville où il naît et où il s’accomplit. Comme dans certains poèmes de Baudelaire, qui nous montrent Paris dans ses « plis » les plus insoupçonnés, l’histoire de La Jeune fille se tisse au gré des flâneries du personnage central. D’ailleurs, dans la première rencontre de M. et du « Petit Pygmalion », brève et soudaine, il y a peut-être une référence involontaire au sonnet « A une passante » évoquant la fascination subite du poète pour une femme qu’il ne reverra peut-être jamais. Mais « le petit Pygmalion », lui, est bien déterminé à la revoir. 

Barbey, pour sa part, n’est pas très bon poète. On le sait peu, mais il a composé des vers. En revanche, c’est un très grand critique, un immense épistolier et un romancier bourré de talent. Bizarres et baroques, jamais communs ou prévisibles, ses romans et ses nouvelles mettent en scène des personnages invraisemblables, mais fascinants, en particulier du côté des femmes. Il y a Jeanne de Feuardant, Vellini, Albertine, la duchesse d’Arcos…  Les Diaboliques, Une vieille maîtresse, Une page d’histoire ou Une histoire sans nom présentent une série de portraits surprenants où Barbey explore tous les tabous que la société dissimule et réprouve, quand elle ne les condamne pas explicitement. L’adultère, la prostitution, l’inceste, le viol, mais aussi la schizophrénie, et toute une série d’autres pathologies associées à la folie : il faut un certain courage pour aborder tous ces thèmes en bravant la pudibonderie des monarchies et du Second Empire… M., le personnage de La Jeune fille au chevreau aurait très bien pu figurer parmi des diaboliques. Elle en a le mystère et le tempérament passionnée. Mais ce qui m’intéresse chez Barbey est ailleurs : c’est la peinture de la violence et en particulier de la violence des foules… Je pense notamment à un passage de son oeuvre. En citant une phrase de L’Ensorcelée qui raconte le suicide d’une femme tombée amoureuse d’un prêtre, je pensais à l’une des scènes les plus éprouvantes et, à mon avis, les plus belles de la littérature du XIXe siècle qui décrit le lynchage d’une vieille femme, surnommée La Clotte, au cours d’un enterrement auquel elle a eu le malheur de vouloir assister. Les scènes de violence collective, comme celles qui ont pu survenir lors de la Terreur ou, plus tard de l’épuration, m’ont toujours ému, troublé et fasciné comme un sujet tabou dont on ne parle qu’en chuchotant. Comme si, après une sorte d’extase dans la violence, on éprouvait peu à peu un sentiment de honte d’avoir participé à un jeu de massacre et d’acharnement contre un être démuni. C’est, en effet, ce que représente magnifiquement une scène de L’Ensorcelée où la foule se jette sur une femme, qu’on accuse de sorcellerie, l’injurie, la malmène, la lapide et finalement la traîne dans une convulsion générale de rage qui tient de l’orgie et du rite sacrificiel. Puis, peu à peu, le cortège se délite, chacun quitte la mêlée, un peu confus, un peu honteux, puis rentre chez soi, pas fier d’avoir pris part à une curée contre une vieillarde sans défense. Quelle que soit la victime, monstre ou innocent, on ne peut se départir d’un certain dégoût pour ce genre de scène. J’avais commencé La Chute d’Icare sur le lynchage de Kadhafi. Les scènes d’exécutions sans procès ou de tontes publiques lors de l’épuration m’ont donné un autre sujet d’observation. 

Musanostra – L’art et l’histoire sont donc au cœur de l’intrigue du roman qui se passe en grande partie durant la Seconde guerre mondiale, entre 1942 et 1944. Comme dans Au plus fort de la bataille, votre premier roman, et comme dans La Chute d’Icare s’impose la vision d’une histoire cyclique (vous suggérez notamment une analogie entre l’invasion du Gard par l’armée romaine, puis par l’armée allemande quelques siècles plus tard). Dans l’art comme dans l’histoire, on échappe donc jamais à la violence ? 

Jean-François Roseau : Je suppose qu’il est très naturel de se sentir exceptionnel. A chaque époque, on croit traverser une « crise sans précédent ». On se convainc sans difficulté d’être entré dans une ère nouvelle. Les temps récents l’ont montré, encore une fois, en convoquant de façon caractéristique, et parfois caricaturale, la rhétorique martiale et l’imagerie apocalyptique qui s’imposent en période de fléau. Je veux bien croire que cette tonalité était incontournable et qu’il est difficile d’y échapper, du moins sur le plan politique. D’ailleurs, je me garderais bien de me ranger derrière toutes les critiques faciles qu’on entend çà et là, d’autant que je vois difficilement ce qu’il y a avait de mieux à proposer dans l’urgence… Il y a toujours une utilité à entretenir l’idée que la situation est « exceptionnelle ». Ca excuse en partie les dysfonctionnements (puisque rien n’était prévisible) tout en donnant aux gens le sentiment d’avoir été témoin d’un situation unique en son genre. 

Vous parlez d’histoire cyclique… Ces temps-ci, au contraire, il a beaucoup été question d' »accélération » de l’histoire en temps de mondialisation… C’est une analyse qui ne manque pas d’intérêt pour suggérer l’idée d’une linéarité, ascendante ou descendante, du temps. Ce que je constate, pour ma part, c’est une accélération de la répétition qui veut que je sois entré dans une « ère nouvelle », consciemment ou non, pour la quatrième fois depuis mes premiers jours, fin 89… Avec la chute du Mur de Berlin, avec la chute des Tours jumelles, avec la chute de Lehman Brothers et avec l’épidémie du coronavirus, qui n’a pas annoncé la chute du régime chinois, mais pourrait bien, dans quelques mois, se faire oublier aussi vite qu’elle est arrivée. Evidemment, je ne crois pas qu’il faille prendre à la légère ces événements capitaux. Tous ont leur importance et une signification considérable à l’échelle de notre époque. J’espère sincèrement que nous saurons apprendre de ces immenses difficultés que nous avons connues et dont nous subirons longtemps les effets. Je m’étonne simplement de la récurrence de certaines réactions et de la manière avec laquelle certains clament haut et fort le caractère inédit de tel ou tel phénomène. 

Ce ne sont pas ces phénomènes qui sont extraordinaires. C’est nous qui avons la mémoire courte. 

En effet, dans La Chute d’Icare, je m’intéressais déjà au rôle de la violence dans l’histoire. Là encore, c’est un thème souvent étudié et au sujet duquel des autorités très diverses, très savantes et très éclairées se sont déjà prononcées. Cette violence est à double tranchant. Tantôt, on la célèbre comme l’instant fondateur d’une civilisation ou d’une communauté. Tantôt, on la passe sous silence. Nous avons pour cela de nombreux artifices qui permettent de faire la part des choses entre des séquences historiques et des catégories variées. On vantera la prise de la Bastille, en nous attardant moins sur la Terreur. On portera haut l’héritage de la laïcité à la française, sans trop se souvenir, ou moins bruyamment, des guerres de religion. On célèbrera la Libération sans trop parler d’épuration. C’est tout à fait normal. J’imagine qu’il existe un mot pour classer ce réflexe parmi les mécanismes d’autodéfense et de résilience psychiques, individuellement et collectivement. Non seulement c’est normal, mais c’est souhaitable. Parce qu’il faut bien que nous puissions trier et ne pas périr sous le poids du remords ou de l’histoire douloureuse… Le seul risque, et les historiens, parfois les écrivains, quoique différemment, sont là pour nous en préserver, c’est d’oublier la part sombre d’une aventure collective dont on a simplement voulu conserver la lumière. Si l’on oubliait moins les sauvageries, les crimes, les violences effroyables qui émaillent notre histoire, et qui, de ce point de vue, appartiennent à notre héritage, comme le reste, peut-être que ces faits, mieux gardés en mémoire, se répèteraient moins souvent… Autrement dit, la fiction de la linéarité favorise peut-être les récurrences. 

Nous n’avons pas attendu le XXe siècle pour inventer des pratiques que nous associons volontiers à la Première et à la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, chez Barbey d’Aurevilly, on trouve déjà des gueules cassées et des femmes tondues. Dans L’Ensorcelée, cité plus haut, on voit un homme défiguré par les guerres vendéennes et une femme tondue pendant la Terreur pour avoir « collaboré » avec les seigneurs de l’Ancien Régime. Voilà deux images qui présentent une analogie toute trouvée entre le XVIIIe et le XXe siècles. Ce genre de choses nous apprend à relativiser – sans jamais minimiser, ce n’est pas la question – les déclarations fracassantes sur la nature révolutionnaire de certains faits récents. Le drame, c’est que toutes ces choses se produisent et se reproduisent à répétition… En somme, je ne sais pas si, comme le dit Marx dans une formule fameuse, l’histoire se répète deux fois, une fois en tragédie et une fois en comédie. Mais je sais qu’elle se répète souvent et que, d’ailleurs, la littérature est infiniment plus riche en tons, en genres et en registres que la seule opposition entre tragédie et comédie. Pourquoi pas une version poétique, un jour ou l’autre, après une version fantastique et une version vaudevillesque ? Ca nous changerait un peu du tragique et du comique… 

En savoir plus

Jean-François Roseau, La Jeune Fille au chevreau, Paris, Editions de Fallois, 2020.

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