ARTICLE – Valentin Trabis, spécialiste de Lovecraft et de littérature fantastique, analyse pour nous la mystérieuse postérité de Howard Phillips Lovecraft.

Il est de ces postérités mystérieuses comme seule la littérature sait nous en réserver. Assurément, Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) fait partie de ces curiosités. Le natif de Providence, Rhode Island, longtemps qualifié de reclus, exerce aujourd’hui une fascination sur un large public, au point d’inspirer rôlistes, dessinateurs, réalisateurs, philosophes mais aussi – et surtout ! – pléthore de personnalités littéraires. Borgès lui rend ainsi un hommage à double tranchant dans sa nouvelle « There are more things », et Stephen King le décrit comme « the twentieth century’s greatest practitioner of the classic horror tale » (« le plus grand praticien du conte classique d’épouvante au XXe siècle »)[1], ce qui n’est certes ni une mince affaire ni un gage de qualité. Désormais traduit dans le monde entier (aussi bien en corse qu’en catalan), tantôt célébré pour sa mythologie horrifique, tantôt décrié pour son racisme rampant, Lovecraft continue de conquérir un lectorat toujours grandissant. Comment expliquer cette fortune pour celui qui, de son vivant, publia essentiellement dans des pulps, et mourut d’un cancer de l’intestin à 46 ans avec la certitude de voir son oeuvre sombrer dans l’oubli avec lui ?

Évacuons d’ores et déjà une idée reçue : non, Lovecraft n’est pas l’inventeur du récit fantastique

Des héritiers fructifiants

S’il est bien une chose que nous apprend le cas Lovecraft, c’est que le succès littéraire – d’aucuns diraient la légitimité – est affaire de talent aussi bien que de sociabilité. Nul doute que Cthulhu et consorts seraient restés d’anonymes monstruosités si Lovecraft n’avait pas entretenu avec un cercle d’amis une correspondance impressionnante qu’on estime aujourd’hui à plusieurs dizaines de milliers de lettres. Parmi eux, August Derleth et Donald Wandrei. Après la mort de leur ami, tous deux décident de publier une sélection de ses meilleurs contes fantastiques, mais devant le refus des éditeurs, ils créent leur propre maison d’édition : Arkham House était née. L’enthousiasme de Derleth devait permettre à l’oeuvre du gentleman de Providence de progressivement s’implanter dans le champ littéraire de l’épouvante outre-Atlantique, en trouvant un public de plus en plus diversifié.

Le succès post-mortem de son entreprise n’est pas uniquement imputable à ce cercle d’adorateurs ; si Lovecraft est l’objet de tant de travaux universitaires de nos jours, c’est bien parce qu’il marque un jalon crucial dans l’histoire du fantastique littéraire.

Une autre explication à ce succès réside peut-être dans la reprise et la densification et de ce qu’on a appelé rétrospectivement le « mythe de Cthulhu »[2]. Cette expansion a pu prendre la forme de l’intertextualité ludique : Robert Bloch fait intervenir Lovecraft dans sa nouvelle « The Shambler from the Stars » (1935), Lovecraft lui rend la pareille dans « The Haunter of the Dark » (1936) avec son narrateur Robert Blake ; le même Bloch crée le Culte des goules, grimoire écrit par un certain Comte d’Erlette (on devinera à qui s’adresse le clin d’œil onomastique), cependant que Clark Ashton-Smith invente dans « Ubbo-Sathla » (1933) le Book of Eibon que Lovecraft reprendra dans ses récits. Ainsi, de livre maudit en créature extra-terrestre, la matière lovecraftienne gagne en épaisseur ce qu’elle perd parfois en cohérence : on a en effet pu reprocher à Derleth d’avoir travesti la pensée de l’auteur en rationalisant son univers et en y introduisant une dose de manichéisme. Il apparaît par conséquent que notre fantastiqueur, en ayant bien su s’entourer de son vivant, a réussi de la tombe à faire fructifier son héritage. Néanmoins, le succès post-mortem de son entreprise n’est pas uniquement imputable à ce cercle d’adorateurs ; si Lovecraft est l’objet de tant de travaux universitaires de nos jours, c’est bien parce qu’il marque un jalon crucial dans l’histoire du fantastique littéraire.

Un renouvellement des codes du fantastique 

Évacuons d’ores et déjà une idée reçue : non, Lovecraft n’est pas l’inventeur du récit fantastique (ce serait négliger une lignée de fantastiqueurs allant d’E. T. A. Hoffmann à Maupassant, en passant par Emily Brontë), pas plus que celui de la narration épistolaire et intra-diégétique (le procédé, abondamment utilisé dans « The Call of Cthulhu », sa nouvelle la plus célèbre, se trouve déjà dans Dracula, où Stoker multiplie lettres et articles journalistiques). Il serait donc tout à fait hâtif de faire du nouvelliste le père de l’épouvante surnaturelle, comme on l’entend trop souvent. En revanche, la spécificité de sa fiction réside dans une approche novatrice, parce que dépouillée des topoï de la ghost story, du fantastique. Il n’y a guère de spectres, de loups-garous et de vampires chez Lovecraft ; et si l’horreur surgit du passé, elle acquiert une dimension cosmique inédite jusque là. Citons l’incipit de « The Call of Cthulhu », là encore abondamment commenté :

The most merciful thing in the world, I think, is the inability of the human mind to correlate all its contents. We live on a placid island of ignorance in the midst of black seas of infinity, and it was not meant that we should voyage far. The sciences, each straining in its own direction, have hitherto harmed us little; but some day the piecing together of dissociated knowledge will open up such terrifying vistas of reality, and of our frightful position therein, that we shall either go mad from the revelation or flee from the deadly light into the peace and safety of a new dark age.

La chose la plus miséricordieuse au monde est, je pense, l’incapacité qu’a l’esprit humain de mettre en corrélation toutes ses connaissances. Nous vivons sur une placide île d’ignorance entourée des mers noires de l’infini, et rien ne semble indiquer que nous devrions voyager loin. Les sciences, chacune tirant dans sa propre direction, nous ont jusqu’ici assez peu fait de tort ; mais, un jour, la mise en commun des savoirs dissociés ouvrira de si terrifiantes perspectives sur la réalité et sur la place que nous y occupons que nous n’aurons d’autre choix que de sombrer dans la folie à cause de cette révélation ou de fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres [3].

L’efficacité de ce fantastique novateur réside aussi bien dans sa philosophie sous-jacente que dans la plume hyperbolique de l’auteur.

Quoi de plus étonnant que ces premières lignes au présent de vérité générale, qui suspendent le lecteur aux déambulations décrochées d’un sinistre narrateur ? Cet incipit condense en quelques mots la matrice de l’épouvante lovecraftienne : l’idée que l’homme n’est qu’une poussière en périphérie d’un univers incompréhensible. Idée très proche du sublime burkien, sauf que la révélation ne s’accompagne nullement du libérateur delight cher au philosophe anglais, comme en atteste l’extrait précédemment cité : au contraire, acquérir la connaissance équivaut à ouvrir la boîte de Pandore et à s’exposer à une expérience épiphanique dont on ne revient jamais tout à fait indemne – si par chance on en revient. C’est peu ou prou ce qui arrive à Walter Gilman, protagoniste de « The Dreams in the Witch House », et à nombre d’hommes de savoirs dans la fiction lovecraftienne. Un tel anti-humanisme trouve ses racines dans les récentes découvertes d’Einstein. Lovecraft le condensera dans l’expression d’ « horreur cosmique » théorisée dans son essai Supernatural Horror in Literature. Mais l’efficacité de ce fantastique novateur réside aussi bien dans sa philosophie sous-jacente que dans la plume hyperbolique de l’auteur.

L’épaisseur gothique du trait 

            Lovecraft, c’est avant tout un style, une manière d’écrire qui, si elle explique en partie son succès aujourd’hui, est à l’origine d’une réception mouvementée outre-Atlantique dans les années suivant sa mort. Un critique états-unien, Edmund Wilson, a pu écrire en 1945 : « The only real horror in most of these fictions is the horror of bad taste » (« La seule véritable horreur dans la plupart de ces fictions est l’horreur du mauvais goût »)[4]. Il est vrai que la prose lovecraftienne, à l’époque des Hemingway, détonne par son emphase (cette écriture de l’excès, finement analysée par Denis Mellier[5], est un héritage direct des romans gothiques du XVIIIe siècle). L’adjectif y occupe un rôle prépondérant, comme dans la description de Cthulhu : « The Thing cannot be described–there is no language for such abysms of shrieking and immemorial lunacy, such eldritch contradictions of all matter, force, and cosmic order » (« La Chose est indescriptible – aucun langage ne peut peindre de tels abîmes de cris et d’immémoriale folie, une telle contradiction surnaturelle de toute la matière, la force et l’ordre cosmique »)[6]. Lire Lovecraft, c’est donc avant tout remettre en question le dogme de la quiet horror : car pourquoi le fantastique devrait-il toujours donner dans l’implicite ? Pourquoi le narrateur, confronté à l’insoutenable, devrait-il veiller à maintenir artificellement l’attente du lecteur ? Lovecraft n’est jamais aussi inoubliable que lors de ses envolées hyperboliques, où sa prose coule furieuse comme un torrent.

La folie lovecraftienne, phénomène de mode ou manifestation plus durable d’une fascination pour l’horreur cosmique ? Il est sans doute trop tôt pour le savoir. On ne peut en tout cas que souhaiter au maître de Providence une longue route littéraire, et – qui sait ? – plus d’émules dans la langue de Molière.


NOTES

[1]Curt Wohleber, « The Man Who Can Scare Stephen King », site : https://www.americanheritage.com/man-who-can-scare-stephen-king#, page consultée le 3 mai 2020. Nous traduisons.

[2]Le parallèle avec Tolkien a déjà été tracé, à raison : mais il faut préciser que là où Tolkien est un formidable créateur de mondes et un linguiste averti, appliquer les grilles de lecture de sa fantasy réglée, harmonieuse et exhaustive au fantastique lovecraftien relève du contresens.

[3]Howard Phillips Lovecraft, « The Call of Cthulhu », The New Annotated H.P. Lovecraft, New York, W. W. Norton & Company, 2014, p. 124.

[4]Cité dans The New Annotated H.P. Lovecraft, op. cit., p. lv. Comment ne pas penser à la maxime de Bourdieu : « le goût, c’est le dégoût du goût des autres » ?

[5]Voir Denis Mellier, L’Écriture de l’excès. Fiction fantastique et poétique de la terreur, Paris, Honoré Champion, 1999.

[6]Howard Phillips Lovecraft, « The Call of Cthulhu », dans The New Annotated H.P. Lovecraft, op. cit., p. 155. Nous soulignons.


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