ARTICLE – Sophie Demichel commente La Route des Flandres de Claude Simon, Prix Nobel de littérature 1985.

Le lecteur de Claude Simon connaît et reconnaît sans peine le narrateur intempérant de La Route des Flandres, le scribe, à la fois historiographe éclairé et habité, mais créateur iconoclaste, des Georgiques. Il lui faut entendre aussi, puisque ces mots si insaisissables restent plus que d’autres « musique », entendre que ce romancier est avant tout inventeur : inventeur peut-être de la notion même de « personnage », dans la mesure où ceux qu’il nous présente, et ce qui se joue au centre de son œuvre, sont protéiformes, insaisissables ; sont singuliers en ce qu’ils semblent attrapés, toujours rattrapés par ce langage qui les décrit. 

Ecrivain, bien sûr, mais aussi photographe et peintre, Claude Simon, bien sûr, travaille sur les images, les histoires données à imaginer. Mais il travaille pourtant avant tout, peut-être le plus secrètement, dans un « entre les lignes », sur la perpétuation de cette mystérieuse nécessité de l’écriture, contenue dans l’indiscipline apparente de la sienne propre, dans ce que l’on pourrait qualifier d « écriture d’accumulation ».

Pourquoi ?  Parce que la lecture de Claude Simon, nous entraîne dans une plongée renversante, où des noms, des mots qui semblent indiquer ce à quoi nous sommes habitués peuvent tout aussi bien, au détour d’une interminable phrase, faire signe vers un autre inconnu. Parce que les situations,  renseignées,  parfois  imperceptiblement codées d’histoire littéraire, dans lesquelles ils nous entraînent, les signes, certes érudits, qu’il nous envoie, finissent toujours par faire sens vers autre chose, vers une issue improbable, vers un passé inconnu.

Le temps créé – puisque le temps n’existant pas, le romancier ne peut qu’essayer d’en créer un pour la finitude humaine

Comme Claude Simon l’a dit ainsi en recevant le  Prix Nobel : « Je suis maintenant un vieil homme, et la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre (…) j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement (…) , j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Roland Barthes que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est. » ». 

La perspective de ses romans renvoie ainsi sans cesse, à ces incohérences logiques auxquelles se heurte tout récit : Ce que je raconte est vrai, puisque je peux le dire… mais il ne veut rien dire, hors des mots qui me servent à le dire. Et plus le roman se veut narratif, plus il rentre dans cette logique, pour en faire la preuve ; et finir sur la preuve que la seule logique du récit est de n’être que fictif, que le réel s’échappe toujours. Ou plutôt que le réel résiste à son travail des mots, mais ce qui pourrait en être un sens univoque y disparaît.

La « route » de Claude Simon  est celle du temps, mais d’un temps non pas « immobile », comme on a pu le dire en le rapprochant, trop peut-être, de Marcel Proust, sans doute pour leurs plongées communes dans d’interminables phrases qui font le temps à elles seules. Le temps créé – puisque le temps n’existant pas, le romancier ne peut qu’essayer d’en créer un pour la finitude humaine -, le temps, créé, donc, par Claude Simon s’apparente à ce que l’on pourrait appeler un temps « vaguant »… non pas vague, parce que la précision des images, des lieux est d’une cruauté terrible, mais « vaguant ». 

On a envie de se souvenir de Magritte, relevant que la peinture était là pour offrir ce que la photographie ne pouvait monter, ce qui « manquait » toujours au réel vu ou reproduit

Claude Simon nous dit le réel, ce réel incompréhensible; celui « contre lequel on se cogne », pour paraphraser Jacques Lacan, celui d’un temps qui ne peut se vivre, qui ne peut que s’écrire une fois vécu sans l’avoir compris. 

Alors parler d’une écriture picturale, « serpent de mer » des critiques à propos de cette œuvre, reste une porte d’entrée, mais une porte d’entrée qu’il faut toujours entre’apercevoir  comme une confusion de l’écriture et de l’image, un entrelacement  où l’écrivain se fait peintre, peintre parce qu’il use de la fascination quasi « hallucinatrice » du texte, parfois, quand l’image donnée du mot est une image infixable, en perpétuelle métamorphose. 

On a envie de se souvenir de Magritte, relevant que la peinture était là pour offrir ce que la photographie ne pouvait monter, ce qui « manquait » toujours au réel vu ou reproduit. Claude Simon fait jaillir cette recherche au travers de figures en train de toujours se transformer ; d’images que l‘on repère, reconnaît, pour ensuite les perdre. 

En inscrivant ses personnages dans leurs voyages, dans leur nomadisme, dans leurs errances, Claude Simon traque, non la fin de l’histoire, toujours aléatoire – c’est-à-dire qui pourrait toujours être autre -, mais bien les effets produits par la manière de les nommer sur les images que nous avons des choses. Il cherche ce réel qui manque, au travers des traces inconscientes laissées contre son gré dans tout langage. 

Parce que la langue de Claude Simon est celle d’un étranger à sa  propre langue

Seule tient, non seulement l’écriture, mais le mode d’écrire, la langue dans laquelle on écrit, quand l’histoire racontée doit s’arrêter, parce que tout récit mène à la fin d’une histoire, et que celle-ci finit forcément mal. Mais qu’importe, puisqu’elle a été dite, et que dans les traces de ce « dire », il va en rester, si quelqu’un a su en rendre les terreurs, les erreurs et les souffrances indicibles, ce qu’il en restera de toute éternité : « […] Nous aurions pu croire que tut cela n’avait existé que dans notre esprit : un rêve, une illusion alors qu’en réalité nous n’avions peut-être jamais arrêté de chevaucher chevauchant toujours dans cette nuit ruisselante et sans fin continuant à nous répondre sans nous voir ». 

Parce que la langue de Claude Simon, parcheminée, interrompue parfois de sens logique, et incessante dans sa progression, est celle d’un étranger à sa  propre langue qui ne cesse de découvrir la puissance d’un langage dont il éprouve l’effet en le construisant ; cette langue singulière est et restera celle d’un écrivain en recherche et non en certitudes.

Cette langue du « peut-être »,  cette langue ouvre un Monde. Celui de divinités cachées et secrètes, présentes dans la matière de mots qui se font lieux de métamorphoses et non outils de communication ; un Monde ‘ « de bruit et de fureur », mais retenu dans le singulier écrin de l’écrit, de la matière physique de l’écrit, puisqu’aussi loin qu’il aille, il peut être stoppé avant le vide ; mais peut-être un monde alors uniquement accessible en sa vérité à l’écrivain qui le fait être et ceux qui savent l’entendre. 


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