INTERVIEW – Durant le confinement, nous avons pris des nouvelles de Jean-Philippe Toussaint. Ce dernier évoque pour nous ses projets, ses lectures et son attachement à la Belgique et à la Corse. La Clé USB, son dernier livre, est publié aux éditions de Minuit.

MUSANOSTRA : Comment qualifieriez-vous avec vos mots d’écrivain les moments que nous vivons ?

JEAN-PHILIPPE TOUSSAINT : Je préférerais ne pas parler du confinement, je crois qu’on a tout dit sur la question, tout entendu. Je crois qu’en ce moment, quand on est écrivain, même si on est en empathie avec ceux qui connaissent la maladie, et attentif aux souffrances du monde, il faut écouter sa propre voix, celle qui nous pousse à écrire, à créer.

Je repense souvent à la phrase de Blaise Pascal que j’évoque dans mon premier roman, La Salle de bain, un livre de confinement où le narrateur s’installe dans sa salle de bain pour réfléchir : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir rester en repos dans une chambre ».

En réalité, c’est moins simple qu’il n’y paraît pour beaucoup de gens de rester tranquille, c’est plus facile pour un écrivain. La vie d’écrivain est toujours un peu recluse, studieuse, dans un lieu clos et à l’écart du tumulte du monde, « une chambre à soi » pour citer le titre d’un livre de Virginia Woolf.

Les voyages, les sorties, l’ouverture au monde, sont indispensables à l’écrivain, mais le voyage sédentaire en paix dans une pièce isolée est irremplaçable. Donc, pour ma part, ma vie n’a pas tellement changé, même si de nombreux événements auxquels je devais participer ont été annulés (La Foire du livre de Leipzig, une tournée italienne en avril, et un colloque sur mes livres en Chine en juin).

M : Où et avec qui avez-vous choisi d’être confiné ?

J-Ph. T : Nous étions à Bruxelles avec ma femme, Madeleine, au début de l’épidémie et nous y sommes restés. Je vis et travaille entre le Cap Corse, dont est originaire Madeleine, et Bruxelles qui est ma ville natale.

M : Profitez-vous de ce moment pour avancer et terminer certaines tâches ou le confinement vous paralyse-il ?

J-Ph. T : Comme la plupart de mes projets de voyage, de colloque ou d’exposition, ont été annulés ou reportés à l’année prochaine, j’en ai profité pour m’atteler à un nouveau projet de livre avec beaucoup d’élan et de concentration. Mais il est prématuré d’en dire plus pour l’instant. Je travaille, chez moi, en paix, dans mon bureau, à Bruxelles.

Bruxelles, printemps 2020

M : De tous vos livres, confiez-nous le titre que vous préférez et si vous deviez dire à quelqu’un qui ne vous a jamais lu d’en citer un, lequel ?

J-Ph.T : C’est toujours le dernier qu’on préfère, La Clé USB (Minuit, 2019). Mais c’est comme avec les enfants, on les aime tous, chacun de façon différente. Je dois dire un mot du premier,  qui m’a fait connaître et pour lequel j’ai une tendresse particulière : La Salle de bain, qui a été publié en 1985 par Jérôme Lindon, l’éditeur de Beckett, de Claude Simon, de Robbe-Grillet ou de Marguerite Duras. La Salle de bain est d’ailleurs un livre de confinement, qui rencontre un écho particulier avec l’actualité immédiate :

Lorsque j’ai commencé à passer mes après-midi dans la salle de bain, je ne comptais pas m’y installer ; non, je coulais là des heures agréables, méditant dans la baignoire, parfois habillé, tantôt nu.

M : Quels sont vos activités en ce moment ?

J-Ph-T : Je continue de m’occuper du Borges Projet, un projet interactif de mon site internet.

Voici de quoi il s’agit. Dans mon roman La Vérité sur Marie, je parle d’une nouvelle mystérieuse de Borges, L’Île des anamorphoses. Toute trace de cette nouvelle semble avoir disparu, et je demande aux internautes de la réécrire ou d’imaginer son destin. C’est un jeu littéraire créateur de formes. Nous incitons les participants à la lecture et à l’écriture, nous les invitons à lire ou à relire l’œuvre de Borges. C’est le contraire de la paresse formelle et du narcissisme qu’on trouve si fréquemment lié à l’interactivité sur Internet. C’est une invitation à la rêverie et à l’imagination, c’est un appel à la patience et au travail littéraire le plus exigeant.
Le projet est ouvert à tous — écrivains, lecteurs, simples passionnés de littérature — , mais surtout, je pense, aux amoureux des îles. Avis aux amateurs corses ! On peut retrouver l’appel à contribution ici : http://www.jptoussaint.com/borges-projet.html

M : Que lisez-vous et que nous conseillez-vous ?

J-Ph. T : À la sieste, je lis Ulysse d’Homère. Le soir, je lis des romans de Nabokov, j’ai relu récemment La Défense Loujine, et je suis en train de lire en ce moment Machenka, le premier roman de Nabokov, qu’il a écrit en russe dans les années 1930.

M : Que vous inspire la Corse ? Préférez-vous la mer ou le maquis ?

J-Ph. T : J’étais en Corse, en 1984, lorsque j’ai appris que j’allais être publié pour la première fois. Nous habitions à Mausoléo, à Brando, avec Madeleine, et cela reste un souvenir très fort et fondateur pour moi. J’en parle dans mon livre L’Urgence et la Patience, je raconte le coup de téléphone que j’ai échangé avec Jérôme Lindon dans la cabine téléphonique d’Erbalunga.

La Corse m’inspire.

J’ai beaucoup écrit dans la maison que nous habitons une grande partie de l’année à la pointe du Cap, j’ai fait mon bureau de l’ancienne salle de classe.

J’écris aussi souvent mentalement en me promenant dans la nature, entre la mer et le maquis. Des odeurs d’immortelles, de myrte et de romarin, accompagnent mes phrases dans le sentier des douaniers qui longe le littoral en face de la Giraglia.

Mon roman La Réticence se passe dans un village méditerranéen, la Corse n’est pas explicitement nommée, mais je me suis beaucoup inspiré de lieux que je connaissais.

Je parle aussi de la Corse dans Autoportrait (à l’étranger), dont la première phrase est : « On arrive à Tokyo comme à Bastia. »

Mais la Corse est aussi très présente dans M.M.M.M. (le cycle romanesque que je consacre à la créatrice de mode Marie de Montalte). L’action se passe à l’île d’Elbe, mais c’est en Corse que j’ai trouvé mon inspiration pour les détails du paysage, les sentiers, les criques, la végétation, l’atmosphère, les odeurs.

Jean-Philippe Toussaint vu par Ange Leccia ©-Ange-Leccia

Au creux de l’hiver, je vais souvent écrire deux mois à Ostende, ville balnéaire de la mer du Nord en Belgique. J’aime ce contraste entre la Méditerranée, au printemps et en été, et la mer du Nord de mon enfance en hiver. J’ai besoin des deux.

On retrouve aussi la Corse dans mon travail photographique, et en particulier dans la série Aimer lire, que j’ai exposée au Louvre en 2012.

Mon amitié ancienne avec le plasticien Ange Leccia nous a également amené à réaliser ensemble des vidéos, pour mon exposition au Louvre notamment, ou pour accompagner le spectacle musical adapté de M.M.M.M. que nous avons joué avec le groupe The Delano Orchestra à L’Odéon et au théâtre du Rond-Point à Paris.


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