En travaillant sur la Corse littéraire, le lecteur peut voir surgir au détour d’un document ou d’un ouvrage le nom d’Ange-Toussaint Luca. Ce personnage, qui le connaît encore ? Dans le Kyrn d’octobre 1985, Marie-Jean Vinciguerra avait mis l’accent sur les liens amicaux qui existaient entre John-Antoine Nau, Guillaume Apollinaire et Ange-Toussaint Luca. Il fut l’un des premiers critiques à évoquer avec érudition, légèreté et simplicité l’entente de ces trois hommes de lettres. Sa chronique a été ensuite publiée dans le recueil des Chroniques littéraires (Ajaccio, Alain Piazzola, 2010, p.103-106.)
Ange-Toussaint Luca était originaire de Campile, en Castagniccia, où il était né le 3 décembre 1879 au foyer de Fioranvanti Luca et de Marie-Joséphine Raffaelli. Orphelin dans sa prime enfance, il quitte la Corse et va vivre chez son frère, négociant en vins à Monaco. Ayant entamé ses études sur le Rocher, il les poursuit au lycée de Nice.
C’est là, à Nice, qu’il nouera à compter de 1897 une longue et solide amitié méditerranéenne, fervente et désintéressée, avec Apollinaire.
Toussaint Luca connut une carrière prestigieuse, dans la préfectorale dès 1911. Puis chef du secrétariat particulier du président de la Chambre des députés. Il avait été successivement fonctionnaire dans les Postes monégasques, avoué puis avocat à Paris, conseiller à la préfecture de Privas, chef de cabinet du préfet de l’Yonne, puis de la Vienne, il devint sous-préfet de Loudun en 1914, puis de Lodève en 1915. Jusqu’à devenir chef de cabinet du Garde des Sceaux.
De santé fragile, Ange-Toussaint Luca n’effectua pas son service militaire et ne fut pas mobilisé en 1914, contrairement à son ami Guillaume Apollinaire qui fut son camarade de lycée sur la Riviera française, au cours de la Belle Époque.
Son amitié pour Wilhelm de Kostrowiscky, Guillaume Apollinaire, a été grande.
Quelques années après la disparition du poète, Toussaint Luca, qui devait mourir le 5 juillet 1932, livra quelques souvenirs personnels rendant ainsi un hommage appuyé et fort émouvant à « l’homme qui fut [son] ami ».
C’est à l’initiative de T. Luca que John-Antoine Nau, le premier lauréat du Goncourt, séjourne en Corse du mois d’octobre 1909 au mois d’août 1916, à Ajaccio, Cargèse, à Zicavo, à Porto-Vecchio et à Ajaccio.
Souvenirs d'un ami
Dans ses Souvenirs d’un ami, Luca rappelle –citation à l’appui- combien Nau était perçu comme un modèle par Apollinaire et par toute la fine fleur des lettres françaises : « John-Antoine Nau était un de ceux que Guillaume Apollinaire respectait le plus, pour la noblesse de son caractère, pour la dignité de sa vie toujours vécue à l’écart des intrigues. «La gloire de John-Antoine Nau grandit chaque jour. Notre aîné par l’âge, John-Antoine Nau est regardé comme leur maître par beaucoup de jeunes poètes qui l’admirent sans l’imiter, car c’est le propre d’une telle poésie d’être inimitable. Ces ondes poétiques ont une telle pureté que ce serait un sacrilège que d’usurper ce droit sacré de Nau sur son art : une poésie large, humaine, grave, charmante et comme lointaine».
La définition de la poésie selon Nau : « La poésie n’est pas, comme certains l’ont affirmé, la langue des dieux. C’est l’idiome des pauvres diables qui souffrent plus que les autres parce qu’ils sont plus sensibles et plus naïfs. »
Et l’admiration d’Apollinaire pour John-Antoine Nau est grande. Ainsi, en avril 1905, dans les pages de la très avant-gardiste Revue immoraliste, si comme le souligne Laurence Campa, Apollinaire éreinte vigoureusement Gabriele D’Annunzio en raillant son style abscons et factice, il rend hommage au Prêteur d’amour de John-Antoine Nau, roman dont l’histoire, « variée comme la vie » est « supérieure […] à la plupart des romans actuels où l’imprévu est préparé plusieurs chapitres à l’avance, où tout s’enchaîne sans raison. » Admiration partagée, puisque Le festin d’Ésope, revue où souffle «l’ esprit nouveau » et qui n’eut que neuf numéros de 1903 à 1904 dont Guillaume Apollinaire était le rédacteur en chef et qui comptait Ange-Toussaint Luca et son frère Henri dans l’équipe de rédaction trouva en John-Antoine Nau un de ses tous premiers lecteurs et offrait le principe d’une collaboration. Admiration parce que Nau adressa à Apollinaire une lettre fort affectueuse : « Votre nouvelle wallonne [Qu’vlov’ ? salée, rablée et violente m’a beaucoup plu : j’aime les choses qui vivent fortement. »
La mort d’Apollinaire laisse inconsolables tous ses amis. Pour lui rendre hommage, Ange-Toussaint Luca compose un recueil de textes autobiographiques courts qu’il intitule sobrement Guillaume Apollinaire. Souvenirs d’un ami. L’opuscule paraît en 1920, à Paris, aux éditions de la Phalange. L’ouvrage fait l’objet d’une réédition en 1954, à Monaco, aux éditions du Rocher. Cette réédition est notablement augmentée de 32 lettres et de 10 dessins jusqu’alors inédits d’Apollinaire. Dans les Souvenirs d’un ami, Luca immortalisait cette amitié deux de adolescents, amitié qui remontait aux bancs du lycée. Comme deux frères, Ange-Toussaint Luca et Guillaume Apollinaire partageaient souvent le même repas, et les colis de châtaignes et de charcuterie corses en provenance de la Castagniccia.
Un beau compagnonnage donc entre trois passionnés de littérature.
Texte rédigé par Eugène Ghérardi
Publié dans la revue Musanostra 33
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