C’est un dilemme que nous avons tous connu un jour. Mentir pour préserver quelqu’un de la souffrance et de la peine. Mais philosophiquement, le mensonge constitue-t-il une option ? La vérité est-elle un droit ou un devoir ? Éléments de réponse avec Kant et Constant.

Par : Kévin Petroni

Au cours d’un dîner, je rencontrai un ami accompagné de sa copine. Durant la soirée, chacun des deux amoureux me démontra combien ils étaient liés, combien ils s’aimaient, etc etc. Le lendemain, je rencontrai dans un café ce même ami enlaçant cette fois-ci une autre femme. Je détournai le regard, imaginant qu’il ne m’avait pas vu. J’eus la surprise de recevoir quelques heures plus tard un appel de sa part. Il me suppliait de taire la scène galante du jour, au prochain repas en présence de sa copine. Tel est le mensonge : dire délibérément le contraire de la vérité.

Dans cette définition, le terme essentiel est celui de délibération. Je me trouve toujours en situation de dire le vrai ou de dire le faux, de parler à cette femme ou de ne pas le faire. C’est précisément parce que le mensonge éprouve ma morale que je peux m’interroger sur le droit que je possède de mentir ou non. Il existe deux attitudes morales face au mensonge : l’une qui consiste à poser le devoir de dire la vérité ; l’autre qui cherche à poser le droit de mentir.

Emmanuel Kant

Si Kant avait reçu l’appel de mon ami, il aurait répondu sans trembler : je lui dirai la vérité. Et mon ami, conscient des risques pour sa personne en aurait été particulièrement affecté. C’est que mon ami réfléchit à son intérêt bien plus qu’à son devoir, celui de respecter autrui.

Une rupture entre la parole et le sens

Pourquoi Kant refuserait-il de l’aider ? Tout simplement, parce que Kant estime que maintenir le mensonge revient à nuire au menteur lui-même et à l’ensemble des personnes concernées par ce mensonge.

Le premier problème relève d’un acte énonciatif : Kant estime que le mensonge rompt le lien entre la parole et le sens. Au fond, mon ami, en louant l’amour, le trompe triplement en embrassant cette autre femme le lendemain. Il trompe celle qu’il dit aimer, celle qu’il embrasse dans le café et il se trompe sur l’amour lui-même en appauvrissant sa valeur.

Le deuxième problème est politique : Imaginer une société dans laquelle tout le monde se mentirait revient pour Kant à fonder une entreprise du soupçon. Les principes, les lois seraient constamment détournées.

Le test de Kant

Enfin, le troisième point, et c’est assurément le plus notable, est philosophique. Kant estime que le mensonge ne peut se poser comme une maxime universelle. Le test de Kant revient à se demander si ma morale doit s’appliquer à tous. Tout le monde devrait mentir pour tromper la personne qu’il aime dès lors qu’il souhaite se tirer d’embarras. Pour toute personne de bonne foi, le test ne tient pas. Puis-je vouloir que tout le monde abuse de tout le monde ? Bien sûr que non. En ce sens, Kant pose le devoir de vérité de manière radicale.

Benjamin Constant 

Mais Kant a-t-il pour autant raison ? Benjamin Constant lui aurait répondu que la vie n’est pas absolue, et que l’homme, bien imparfait, ne peut pas souscrire à une morale qui l’excède. À un principe qui ne demande aucune compromission, ne jamais mentir. Constant affirme qu’il existe un droit au mensonge. Trop mentir renverrait au chaos, mais être trop vrai y renverrait également. Dire tout ce que l’on pense, tout le temps et à tout le monde, créerait aussi les conditions du désordre.

Mentir pour protéger autrui ?

Il existe une situation intermédiaire, et c’est parce qu’elle est mesurée qu’elle s’applique à tous : il faut mentir lorsque le mensonge permet de protéger autrui. Dois-je révéler la cachette d’un homme recherché si je sais que la force s’appliquera contre lui ?

À lire aussi : L’Art d’avoir toujours raison

Au fond, Benjamin Constant aurait pu répondre à mon ami : je garderai ton secret, afin de ne pas nuire aux hommes et aux femmes impliqués par ce mensonge. Dire la vérité dans ce cas précis n’entraînerait-elle pas plus de mal que le mensonge lui-même ? Constant considère que le devoir n’est pas absolu, que la décision dépend pour beaucoup de la manière dont on souhaite protéger autrui. En ce sens, il pose non pas un devoir de vérité, mais un droit de vérité.

Michele Rocca, La Bocca della Verità

La vérité comme preuve de respect

Reste à savoir, et c’est la lacune première du discours de Constant, qui peut avoir accès à la vérité. Le droit en revient à chacun, selon sa propre morale. Aussi, le droit au mensonge ne répond pas au devoir de vérité de Kant. Il permet certes d’éviter, dans le cas qui m’intéresse, un malheur imminent. Mais il ne m’assure pas que l’une des deux intéressées ne s’en rende jamais compte, et que la scène de révélation n’ait jamais lieu.

Pour aller plus loin : Le Mensonge : la querelle Kant / Constant

En revanche, le devoir de vérité, lui, ne connaît aucun tremblement. Dire la vérité, c’est maintenir le sens des principes que l’on défend ; assurer à autrui le respect en tant qu’être humain ; permettre au menteur de renouer avec son humanité en brisant la chaîne du mensonge. Au fond, ne pas transiger avec le devoir de vérité revient à sauver certains principes, constitutifs de l’amour, la confiance, le respect, la fidélité, de toute forme de compromission.


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