Quand Adeline se retrouve avec ses vêtements tachés de sang après une soirée très festive entre amis, c’est chez sa grand-mère que spontanément elle trouve refuge. Pour aider sa petite-fille à retrouver la mémoire, l’aïeule l’emmène quelques jours en voyage dans sa 2CV. Un roman intense sur la transmission et la mémoire, signé Francis Guthleben.

Par : Caroline Vialle

Francis Guthleben nous emmène sur les traces d’une grand-mère et de sa petite fille.
Au-delà de la similitude des prénoms, Adèle et Adeline, c’est un véritable amour filial qui s’est instaurée entre les deux dès la naissance d’Adeline, dont les parents accaparés par leur restaurant sont peu présents et peu aimants. Pour Adèle, qui n a jamais réussi à tisser une relation de complicité et de confiance avec sa fille, c’est un pur bonheur d’établir cette connivence avec sa petite-fille. Dans cette complicité, se mêle également pour toutes deux l’amour du mot choisi, de la phrase mûrement réfléchie, cet élan vers la beauté qui a cruellement fait défaut à la vie d’Adèle, et qu’à l’aube de la vieillesse elle recherche plus que jamais, comme un talisman contre la grisaille de la vie, une façon pour elle de s’accaparer un peu de soleil avant son déclin final.


Adeline a maintenant 16 ans et leur relation évolue au gré des changements de l’adolescente. Quand cette dernière se retrouve avec ses vêtements tachés de sang après une soirée entre amis très festive, c’est chez sa grand-mère que spontanément elle trouve refuge. Elle n’arrive malgré tout pas à lui avouer que le ruban mauve transmis par les femmes de chaque génération, synonyme de respect et de transmission, est perdu.

 » Ma chérie… chaque détentrice du ruban a trouvé un moyen de conserver l’éclat de la couleur et de la matière. Lavage à la main, stockage à l’abri de la lumière, repassage léger. Tu observeras que la transmission est parfaite ».

Secouer la poussière des générations

Le ruban mauve est une histoire de transmissions, histoires imparfaites, à l’inverse de cette transmission parfaite du ruban jusqu’à Adeline. Ce sont bien de ces transmissions qu’Adèle a décidé de parler, afin d’alléger le poids du non-dit. Et en ce début des années 70, ce n’est pas un hasard si la jeune fille finit par perdre le ruban. Il est temps de secouer la poussière des générations. L’air du temps de cette seconde moitié du siècle n’est plus à l’abnégation des femmes, seule condition requise pour conserver en l’état le morceau de tissu léger et précieux, comme les jeunes filles dociles d’avant mai 68.

 » A douze ans elle s’est indignée en constatant que sur tous les documents anciens, les hommes apparaissent en premier alors que c’est bien par les femmes que tout arrive, existe, se perpétue. C’était les prémices de son adolescence. Nourrie par ses nombreuses lectures de romans, elle dit que les liens entre les générations sont des chaînes, lourdes, glaciales. »

La grand-mère saura trouver l’attitude permettant à la petite de s’apaiser sans toutefois arriver à se livrer. Adèle pense alors que le moment est venu de lui confier certains secrets de famille.

Francis Guthleben nous permet de remonter le cours du temps et de retrouver les émois et les tourments adolescents que nous avons tous connus, d’une certaine façon. La colère, l’injustice, l’incapacité à retenir ses mots (et ses maux), mais aussi la capacité à oublier vite, ce chaud et froid soufflé par des sentiments mal maîtrisés, nous les reconnaissons dans cette écriture au travers de la personnalité d’Adeline.

Avec Adèle, nous nous apercevons que les émotions mal contenues, la perplexité devant toute réaction de souffrance ou d’incompréhension, la difficulté à trouver le ton juste, concernent toutes les générations. Ici, Francis Guthleben nous fait toucher du doigt que la sensibilité ne s’émousse pas au fil des années, tout au mieux se canalise. Malgré les peines que les deux femmes, aussi éloignées par l’âge que proches par les sentiments, semblent avoir du mal à contenir, on leur envie leur bonheur d’être ensemble et cette capacité qu’elles ont à s’écouter avec bienveillance. Contrairement aux parents d’Adeline qui n’ont jamais su prendre le temps qu’il fallait pour bien aimer.

« À 10h  elle (Adèle) se présente chez sa fille, Jacqueline. Elle vient chercher Adeline pour un voyage surprise de quelques jours…. les relations entre la mère et la fille ont toujours été banalement fonctionnelles et tristement organisationnelles. La première redoutait tant de mal agir qu’elle n’a rien entrepris d’autre que de protéger jusqu’à contrôler. La seconde n’a jamais regardé au-delà des apparences et assiste avec amertume à la proximité entre sa mère et sa fille. Adeline est ravie de ce départ. »

N’a-t-on pas tout raté quand on passe à côté de l’amour d’un enfant?
Adèle  décide donc d’un huit clos dans sa 2 chevaux en même temps qu’une échappée sauvage au gré des villages alsaciens, espérant créer les moments propices où chacune va pouvoir se livrer à l’autre. Elle commence. Ce n’est pas chose facile de parler d’elle, de ses espoirs déçus de femme et de mère, pour cette génération à qui l’on a toujours appris à se taire.

Leur périple est comme la vie

« L’aïeule prépare également des spaetzles, pâtes alsaciennes à base de farine et œuf…. Dans le silence de la maison Mamie ne cuisine pas, elle travaille le temps. C’est avec les pâtes que cela se voit le mieux… Mamie ajoute autre chose encore dans cette préparation: sa sueur silencieuse et ses larmes secrètes, celles du temps où elle a courbé l’échine au-dessus de ses casseroles dans l’espoir d’adoucir les saisons et les hommes. »Du poids de la famille aussi. Des non-dits, de ce que l’on cache à  chaque génération, alourdissant chaque fois un peu plus le sac à dos de la suivante.

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Adèle est née au début du siècle dernier, à une époque où s’épancher n’était pas autorisé, dans une région qui pouvait parfois être bien austère, tiraillée entre la France et l’Allemagne dont l’Alsace dépend alors. Et il lui faut toute sa force vive pour arriver, malgré son éducation stricte et sa vie austère, à comprendre, mieux, à ressentir avec une telle proximité sa petite fille à 50 ans de distance.
Leur périple est comme la vie. Cabossé, difficile, mais source de joies, de moments de partage et de communion qui se font malgré tout non sans mal, tant chacune peine à trouver les mots pour exprimer ce qui est enfoui autant qu’à porter ce que l’autre cherche à confier.
Arrivent-elles au moins à s’alléger sans trop s’alourdir avec leurs confidences ? Il est difficile de soutenir la personne aimée sans souffrir pour elle, avec elle, surtout quand il s’agit d’un enfant à protéger.

Et pendant ce temps Simone Veille

Le livre porte la condition des femmes, de chaque femme, de toutes les femmes depuis la nuit des temps. Si Francis Guthleben le situe dans la première moitié des années 70 ce n’est pas un hasard. Leur condition bascule favorablement depuis quelques années déjà. Elles sont portées particulièrement par deux femmes qui marqueront à  jamais l’époque.
Simone Veil, dont Adeline apprend par le journal du matin qu’elle ouvre la voie à la légalisation de l’avortement et à qui la pièce « Et pendant ce temps Simone Veille » actuellement en salles parisiennes rend un hommage vibrant. La jeune fille, terrorisée d’être enceinte après la nuit passée en compagnie de jeunes de son âge, cherche à  se rappeler les faits exacts. Si elle se culpabilise d’avoir fait « n’importe quoi », réaction qui est le fruit de son éducation judéo-chrétienne culpabilisatrice, elle va s’apercevoir que son choix a été le bon et que tomber sur des hommes irresponsables et mal aimants n’est pas une fatalité malgré l’histoire familiale qu’elle porte en elle.


Ce matin-là, Adeline prend la décision d’être avocate, sur les traces de Gisèle Halimi qui a défendu avec le même courage et la même intelligence la condition des femmes dans cette époque déterminante et malgré tout insuffisante face à des siècles de soumission et d’abnégation.

La restitution du ruban

Au fil des pages, l’écriture se resserre, l’histoire se condense autour des personnages, de leurs souffrances, de leurs paradoxes, de leurs ambiguïtés.
Jusqu’à la très belle scène que nous offre Francis Guthleben de restitution du ruban par Christophe à  Adeline. Celle où tout est dit, toute la difficulté de la vie amoureuse  entre deux êtres qui s’aiment mais ne se comprennent pas. Parce qu’ils ne savent pas écouter leurs silences.

« La multiplicité et la complexité sont des richesses. Convoiter un monde simple avec des réponses rapides et efficaces à tous les problèmes est le début de l’abrutissement. Douter c’est vivre. Penser c’est résister. Réfléchir c’est exister ».

L’histoire ne devient plus que prétexte à un hymne à la vie, au courage et à la détermination de chaque femme qui mène son propre combat, et qui ne cesse de lutter depuis des générations pour se dégager d’une condition qui lui est apparue pendant des siècles comme une fatalité.
Francis Guthleben nous livre un extrait de Jean Gabin chanteur en ce début d’été 1974, qui nous incite à écouter le reste des paroles :

« On oublie tant de soirs de tristesse mais jamais un matin de tendresse ».

On s’enrichit au fil des pages, avec la profondeur des personnages, la richesse des descriptions émotionnelles et l’immense certitude que, quelle que soit l’époque, l’humain reste avec ses mêmes doutes, espoirs fous, ses incertitudes et son besoin éperdu d’aimer et être aimé.

 » Les êtres qu’on ne regarde plus sont des livres dont on ne termine pas la lecture… ».

La fin du livre nous ramène à ce sentiment d’injustice que l’on éprouve toujours devant les vissicitudes de la vie. Même si pour les plus optimistes il reste toujours une lueur d’espoir que Francis Guthleben nous laisse entrevoir dans sa toute dernière phrase. Et on a envie de penser que seule la nature pourra nous sauver, nous protéger, nous ramener à l’essentiel. 
Un immense merci pour ce voyage dans le temps, ce retour à une époque riche de ses musiques, de la beauté  d’une jeunesse fougueuse en train de se libérer, de ses expressions désuètes et oubliées « C’est l’hôpital qui se fout de la charité », mais prononcées cent fois. Pour certains par leur génération, pour d’autres par la génération parentale et tant pis pour ceux à  qui aucune référence du livre n’aura fait battre le cœur: c est la contrepartie de leur jeunesse et leur immense chance d’avoir encore tout à construire. 


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