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par Philippe Grimaldi

Dans son autobiographie consacrée à sa période viennoise,  LE FLAMBEAU DANS L’OREILLE et  JEUX DE REGARDS, Elias Canetti décrit le monde intellectuel de la Mitteleuropa d’avant guerre.
Les figures de Karl Kraus, cynique et omnipotent, Broch, Brecht, Mann, traversent une époque foisonnante de créations et de combats. Les deux grands pôles artistiques et littéraires que sont Vienne et Paris pressentent et refusent le chaos qui se profile.
La personnalité de Robert Musil émerge faiblement dans ce concert d’engagements et de renoncements qui témoigne de l’impuissance des idées, mais également de la force pérenne de l’écrit.


L’homme sans qualités, somme proustienne inachevée, décrit un monde qui va disparaître, La Cacanie, cet empire Austro-Hongrois enserré par l’Allemagne qui s’affirme et ses peuples qui se découvrent. Il cherche une issue à son déclin en marche et se découvre à travers « L’action parallèle » un embryon de « Roman de l’Energie Nationale » réservé à une élite d’un cosmopolitisme social improbable. Si Proust décrivait des hommes et des lieux qui se côtoient dans un temps immuable, Musil propose un monde d’altérité restreinte et un universel qui se meurt.

robert musil

L’homme sans qualités n’est pas une interrogation sur le temps à travers la peinture subtile d’un milieu social protéiforme, mais cohérent. Il est le récit d’un temps qui va prendre fin et qui s’organise pour durer. Ses héros sont tous d’une condition sociale et d’une densité intellectuelle élevées, leurs échanges tutoient les sommets dans un entrelacs de sentiments qui les poussent vers l’inutile. Ils ont toutes les qualités mais cet attelage, la cohabitation nécessaire qui les unit, n’en produit aucune. Leur coalition artificielle n’est soudée par aucun intérêt, ils sont guidés par des envies, par des absences de perspective auxquelles ils donnent un but. La prose de Musil est le reflet de cette dualité qui exprime la vacuité des horizons que se fixent les personnages. Ils ont tous le sentiment clair et inquiet d’un monde qui poursuit sa route sans eux, sans ce gaspillage de ressources de l’intelligence, mais aussi de la finance qu’ils mobilisent pour se survivre.
Les œuvres littéraires d’une taille et d’une complexité parfois dirimante, comptent au nombre des défis qui attendent tous les lecteurs passionnés.


Proust, Joyce, Dante, Chateaubriand nous racontent une histoire dont l’ampleur rebute, mais que nous voulons quand même affronter. Leurs volumes mettent en scène un talent qui s’absout du récit pour construire un mythe, celui d’une œuvre incontournable. Il nous reste de Stevenson, de Conrad, de Hugo, des personnages et une aventure qui sont universels. On ne peut pas présenter « Les Misérables » sans raconter Cosette, Gavroche ou Jean Valjean, mais on peut proposer Musil sans parler vraiment de son livre qui ne raconte aucune histoire et ambitionne de contenir toutes les nôtres.
Musil, comme Proust, hypostasie la réalité sans lui donner corps, afin de provoquer l’intérêt par l’absence, celle d’une fin que l’on veut connaître.
Mais la vie ne connaît qu’une fin et tous les parcours ne sont que des destins qui se succèdent et dont l’histoire est celle du monde.

« Pour peu qu’on soit attentif, on pourra toujours deviner dans le dernier avenir entré en scène, les présages de ce futur bon vieux temps. C’est pourquoi, le jour où on l’on fera le portrait de notre siècle, l’histoire s’avancera pour dire simplement, étaient présents. » R.Musil

                                                                                                 

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