Marche ou rêve est le premier roman de Ferdinand Laignier-Colonna, docteur ès lettres qui, après des études menées entre Corte et Pise, s’est consacré sur son île à l’écriture. Un premier roman poignant, qui aborde à travers un verbe désinhibé et une implacable lucidité, la problématique du handicap.

Par : Pauline Fabiani

« Vivez. Pour vous et pour les autres. Faites-moi regretter d’avoir raté la vie, continuez d’avancer sans relâche et transformez chaque embûche en tremplin. Et si la vie ou le handicap vous mettent une baffe, ne vous écrasez pas, autorisez-vous à leur en rendre une au centuple » (p. 162)

Un tableau sans concession…

À un cadre marqué par la corruption (« barres HLM défraîchies, jaunâtres », « immeubles [qui] dégueulaient », « immondes paraboles […] comme des pustules défigurant les façades », p. 7) répond la description sans merci d’un corps souffrant, sans nom mentionné, réduit à « une maladie » (p. 8) qui, d’emblée de jeu, prend toute la place : personnification — une « mégère acariâtre » (p. 47) et animalisation — une bête « indomptée » (p. 8) — concourent tout au long du texte, à la rendre despotique.

S’il a vécu une enfance relativement normale, bonheur dont il se rappelle avec nostalgie (p. 143), notre personnage-narrateur a appris à rire dès l’adolescence de sa « myopathie dégénérescente », qu’il n’hésite pas à nommer par son nom (p. 8) plutôt que de s’en lamenter (p. 184). L’humour seul du reste demeure ce qui le protège (p. 67), jusqu’à en faire un art :

« Commando du désespoir, je maniais l’autodérision comme une arme de précision » (p. 27).
C’est ainsi que de sa phrase lapidaire par quelques images fortes il s’épingle cruellement : un « sac de frappes », un « savon mouillé », doué de la « réactivité d’un paresseux sous ecstasy », au « regard vitreux d’un poisson mort » (p. 29) ; une « poubelle » (p. 59), un mort (le fauteuil tel « un cercueil », le paronyme décès/déchet le rapprochant à ses yeux d’un cadavre, p. 9), aussi encombrant qu’une valise (p. 117), jusqu’à n’être plus qu’un point, que la « gomme de la maladie effaçait progressivement » (p. 160). 

Une arnaque existentielle

De l’animalisation à l’objectivation, en passant par une pointe d’humour noir (« Quelles étaient les nouvelles tendances cette année ? La Duchêne ou la FSH ? Et la couleur de la saison ? Le noir assurément, qui camoufle mieux les escarres », p. 45), perce un profond dégoût de soi, une lancinante détestation de ce qu’il vit comme une « arnaque existentielle », fruit d’une anomalie de la nature (« un malade expulsé d’un vagin sain et désirable qui ne laissait rien présager du désastre qui se profilait », p. 18).

Incarnation aussi émouvante qu’inquiétante de la fragilité, le handicap renvoyant à la vulnérabilité essentielle de l’Homme, ne peut-être qu’appréhendée avec ambivalence dans un monde qui, attaché au paraître et effrayé à l’idée de toute altération, est impitoyable pour le faible (p. 60). Aussi, « riche de douleurs et pauvre d’amour » (p. 69), il est non seulement ce que la myopathie mais aussi les autres font de lui.

S’il est un « aventurier » aimant les rencontres (p. 10), la fracture apparaît nettement au creux même du texte : la répétition anaphorique de « il y a ceux », scandant divers profils humains, des carriéristes aux fils d’ouvriers en passant par les « bons vivants en phase terminale » et les « promeneurs magnifiques » de la vie (p. 158), isole le « moi », unique, du narrateur (p. 159).

Entre invalide et valide

Entre soi et l’autre s’interpose alors un regard aux nuances variées. Celui, hypocrite, des « faux altruistes » des associations caritatives (« Offrir jusqu’à sa chemise. À condition que ce soit celle des autres », p. 12), pourfendeurs pathétiques (à en devenir « pâteux » ! p. 12) d’une cause qu’ils contredisent (comme le « mec bodybuildé », dont les paroles sont avilies par les actes, p.13). Celui des méprisants, qui sont ouvertement « handicapés » par le handicap (« Et tous ces imbéciles qui tournent leur tête dès qu’ils m’aperçoivent, comme si ma présence salissait leur horizon, agressait leur regard ? », p. 59).

Outre cette distance entre « invalide » et « un valide » (p. 158), le regard est également celui qui, d’un malade, se pose sur un semblable, soit pire que lui (après avoir vécu, poussé par Romain afin de peupler son désert intime, une « baise contre- nature » (p. 77) avec Bernadette, il aperçoit le fils de cette dernière, lourdement malade, « clign[ant] frénétiquement des paupières », p. 102), soit mieux (comme ce couple de myopathes, lapidés par le personnage-narrateur pour leur égoïsme de futurs parents, p. 121).

Ces immenses fourmilières

Le rapport à l’Autre dans un tel cadre, se joue aussi de façon nécessaire dans ces « immenses fourmilières » que sont les hôpitaux, lieux pourtant où tout vernis de vanité tombe (p. 35) mais où le corps soignant se montre condescendant : la neurologue, «médecin savant et puissant » qui l’infantilise (p. 38-40) et l’accable d’un cynisme déconcertant (p. 124) ; l’infirmière à domicile, « vampire disgracieux » (p. 87), tous oubliant à de rares exceptions (l’aimable urgentiste, p.112) l’adage de leur profession :

« Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours » (p. 120).

L’Autre donc, source de malaise supplémentaire, scarifie un peu plus encore la confiance de celui qui est déjà à « bout de solitude. Seul avec soi-même. Seul face aux autres. Et seul au milieu des autres », l’anaphore appuyant judicieusement ce déchirant sentiment. Mais le regard, c’est aussi celui, franc et bon, des êtres fidèles, prévenants sans minauderie et bienveillants sans arrière-pensées, qui pallieront la perte précoce de ses parents (p. 67) : Romain, « le frère qu’[il] n’ava[it] pas et qu’[il] aura[it] tant voulu » (p. 16), Marco, le séducteur mythomane fougueux au bon cœur (p. 23), François, l’homme de famille discret et attentif (p. 24), Serge, compagnon des déplacements médicaux vers Nice (p. 34).

Ainsi, soulignait Jean-Paul Sartre dans sa pièce Huis Clos,

« l’enfer c’est les autres »

Son essentielle liberté

C’est pour exister, pour se conformer à la norme idéale de ce regard extérieur aussi détestable parfois qu’incontournable toujours, que notre personnage-narrateur s’appliquera outre mesure le protocole expérimental auquel il participe, voyant à travers cette fenêtre ouverte son « essentielle liberté » (p. 126). Mais, épuisé par ce traitement dont il ne respectera pas la posologie, devenu particulièrement irritable, dévoré par les désillusions d’une vie in fine impossible, il s’emporte successivement contre Marco (p. 153) et Romain, regrettant amèrement l’instant d’après « l’exécution par pendaison » de cette amitié essentielle (p. 207).

Laura, à qui il déclare son amour de façon bouleversante (p. 216-217), sera blessée de ne pas avoir été mise dans le secret du protocole et, alors qu’elle revient vers lui, l’œuvre s’achève sur un déplacement aux urgences sans doute consécutif à un « ultime coup de fouet » (p. 217). L’on pourrait alors le croire pleinement au sein de cet « opéra brut dont [il] étai[t] le héros tragique » (p. 214) : « je venais de tout gâcher, mes amis, sa confiance, son amour, mon bonheur » (p. 211)

…un hymne à la fureur de vivre

Mais s’il « [s’] effondrai[t] chaque soir », il se « réinventai[t] chaque matin » (p. 157). Ce corps lui réclame certes des efforts colossaux pour le moindre geste du quotidien (tenir un stylo p. 87, se rendre aux toilettes p. 200, couper des légumes, p. 195), réduit à être l’observateur vivant par procuration à travers d’autres (ressentant « un sentiment d’inutilité », par exemple lors du ramassage des châtaignes, p. 84).

Néanmoins l’esprit, lui, est résolument libre : « je m’obstinais à faire marcher ma tête à défaut de faire cogiter mes jambes » (p. 45, savante hyperbate des verbes symbolisant la compensation des facultés entre elles). Mû par « la volonté d’outrepasser les limites qu’elle [la maladie] [lui] a imposées avec sévérité » (p. 18), il fait mentir les préjugés le jugeant déficient (p. 58-59), pourvu de facultés intellectuelles développées lui permettant d’obtenir son CAPES (p. 66).

Loin d’être pédant pour autant, s’il fréquente les sites de rencontre en ligne (p. 48) et consulte les réseaux sociaux, ce « curseur représentatif de sociabilité », c’est en conscience, se désolant des « lettres oubliées, [des] conjugaisons torturées, [du] sens explosé, [de la] langue fanée et [des] obscurantistes de l’orthographe » (p. 52-53). Et à un seuil encore supérieur à l’esprit critique, il atteint l’acuité de l’auto-analyse. Dans l’anéantissement le plus complet, alors qu’il est en proie à l’état mélancolique des artistes et des philosophes, il en vient à conclure que « plus [il] découvrai[t] les fragments de [son] identité morcelée, plus [lui] apparaissait l’immensité de [son] ignorance » (p. 157).

l’el dorado de la guérison

Docte ignorance, diraient Nicolas de Cues, Michel de Montaigne, avant eux Socrate nous invitant, depuis le fronton du temple d’Apollon à Delphes, à nous connaître nous-même. Avec une telle clairvoyance se reconnaît-il ce qui peut être un défaut : sans faire partie vraiment de la joyeuse bande des « insouciants rêveurs » (p. 11), n’être au fond « bon qu’à rêver » (p. 63). Mais, déteste-t-il son « incurable optimisme à la con » (p. 92) que l’el dorado de la guérison esquissé par la neurologue nourrit tout de suite chez lui pléthore d’interrogations volubiles et de rêves légitimes :

« je me rêvais beau, je me rêvais grand, je me rêvais fort » (p. 42).

Il se découvre une « énergie nouvelle » au nom de laquelle désormais il ne s’interdit plus « aucune rêverie » (p. 126). L’on comprend de la sorte que l’obsession pour une verticalité fantasmée, n’a pas pour seul motif que d’être accepté : « me piquer me remplissait d’une allégresse hystérique et obscène, et il m’était impossible d’arrêter, fouetté par un désir fou de vivre » (p. 156). Ce « désir fou de vivre » le pousse à forcer l’ordre des choses établies, et à mettre en jeu sa propre santé jusqu’à l’écroulement (« Je hurlai de rage, de désespoir. Je me mis à pleurer », p. 210). C’est d’ailleurs à bout de force qu’il en vient, dans un état second, à mener bataille — une bataille dont il mesurera a posteriori le décalage cuisant entre perception subjective et objective réalité (p. 179) — dans un énième bar. Pour autant que ces « impulsions déraisonnées et […] [ces] terreurs ignorées » (p. 180) soient d’un effet regrettable, la cause dans l’instant vécu est noble :

« Je l’exhortai à un combat qui me rappelait que j’étais foutrement vivant » (p. 177). Une langue qui se veut outrancière, excessive, ce qu’il revendique dès le début de l’ouvrage : « Pour ne pas m’abandonner aux charmes d’une tristesse incurable, je ne voulais vivre que pour l’excès, par l’excès, dans l’excès » (p. 10). Vivre, et écrire — en privilégiant remarquablement les phrases nominales, percutantes, réduites à l’essentiel — la totalité de l’expérience humaine, puisque, plus que tout autre, lui en mesure la finitude : 
« […] je résistais désormais. J’étais aimanté vers un but. Je voulais tout, tout de suite. Tout prendre et tout garder » (p. 141). Quitte à nourrir quelques rêves plus modestes, en apparence loufoques, comme celui qu’avec l’aide de Romain, cet homme vigoureux qui le relie au beau et au vivant (p. 70) il réalisera : « pisser debout à [s’] en foutre plein les chaussures » et à en être « hilare » (p. 60-62). Au même Romain, qui se paie le luxe d’être indécis, il lance : « il faut aller chercher les trucs avec les dents » (p. 57). Il est l’ami des êtres exigeants avec eux-mêmes, comme Mariana, qui rejettent bien plutôt les « atrophiés de l’envie » et les « sclérosés de la persévérance » (p. 89).

À lire aussi : Miss Jane ou le dépassement du handicap

Un malade non imaginaire

À la maladie tentaculaire il oppose panache et désinvolture (p. 95). Le handicap d’ailleurs, aux yeux de la même Mariana, n’est pas tant l’avilissement du naturel, que, bien au contraire, et paradoxalement (contre la doxa), une manière de ressusciter l’être à sa vitale quintessence (p. 94). À la vie dans son plus simple appareil.

Dans ce processus, l’écriture est une alliée de choix. Par elle il peut se mesurer à des figures mythologiques, Icare se brûlant au Soleil (p. 19) et « Ulysse sans destinée, libre sans crainte » (p. 47), ou se prendre pour un personnage littéraire, un « malade non imaginaire » de sagacité moliéresque (p. 157) ou un flamboyant Cyrano de Bergerac (p. 39) ; il peut s’imaginer tel un « pacha » exhortant des hommes (p. 107), ou encore jouer l’enfant terrible d’un Dieu défié, mais sourd, perdu dans la voûte étoilée (p. 136). Dans ses rêves, il est ce « danseur-acrobate » qui se tient debout, « voltigeant autour de l’amas de cendres » de son corps meurtri (p. 144).

Mais « l’or » de sa vie in fine, celle qui lui promet le bonheur, est incontestablement Laura. Rencontre inespérée après de multiples bévues, elle le pousse à « croquer la moindre parcelle de vie accordée », à « savourer les surprises de chaque heure », comme un baiser qu’elle lui prend à la dérobée (p. 175). S’il croit toute vision de bonheur parfait entachée par la maladie — jouant puis déjouant le stéréotype d’une lune de miel italienne pour mettre à nu toutes les limites qu’il s’affligerait de lui imposer (p. 184-185) — Laura ne cesse de s’acharner à « [mettre] de la vie » (p. 186).

Survivre et supporter

S’il décèle dans la myopathie FSH « Foutu et Sans Horizon », pour elle cela devient « Force, Sagesse, Humilité ». S’il se croit un « homme évaporé » (p. 189), s’il craint que leur amour lui-même ne tombe malade (p. 190), illuminant quoi qu’il arrive son cœur et sa vie (p. 189), elle lui suffit lorsque ses amis, entre querelle en sourdine et occupations de la vie, ne lui donnent plus vraiment d’attention (p.192).

À défaut ainsi de ne pouvoir lui « sourire à [s’] en déchirer les joues » (p. 164), sa philosophie se résume en deux verbes : « survivre et supporter » (p. 170). Dans les préfixes « sur- » et « sup- », une même idée : celle de l’élévation, du dépassement, de la transcendance. « Ne pas renoncer » (p. 200) en définitive jamais, car renoncer reviendrait à oublier que c’est un équilibre bien fragile, un « miracle », que « de se sentir maître de soi » (p. 138) Miracle à l’horizon duquel se place cette œuvre qui nous invite à y méditer chaque jour.


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