Marguerite Yourcenar fut la première femme élue à l’Académie Française en 1980. Avec les “Mémoires d’Hadrien“, roman historique inspiré de la vie de l’empereur romain, Marguerite Yourcenar atteindra la reconnaissance internationale. Elle fut par la suite récompensée par le Prix Femina en 1968, puis par le grand prix de littérature de l’Académie française en 1977.

Par : Caroline Vialle

Marguerite Yourcenar,  avec “Les mémoires d’Hadrien“, réussit, grâce à une documentation importante et une connaissance parfaite du sujet, à nous faire vivre l’âme et les pensées de ce grand empereur comme si lui-même avait trempé la plume dans les souvenirs de sa mémoire. Mais il ne suffit pas de s’être bien renseigné, ni même plongé dans les écrits de cette époque. Pour nous livrer les mémoires de cet empereur humaniste, qui a voulu élever son règne à la hauteur de sa foi en certaines qualités incontournables à l’équilibre du monde et des hommes, la justice, la probité, l’écoute et la valeur de l’exemple, il a fallu bien plus qu’une écriture au plus juste de l’Histoire.

Il a fallu toute sa finesse de perception de l’autre, sa sensibilité et son analyse des caractères, il a fallu qu’elle comprenne l’homme au-delà de ce qui avait pu être écrit sur lui. Il a fallu lire le grec et le latin, comprendre les multiples visages d’un des plus grands personnages de l’Histoire romaine, celui dont le règne avait pour finalité de rétablir et maintenir l’équilibre des peuples, accroître les échanges avec l’Orient, développer les arts, entreprendre les grandes réformes agraires et moderniser les villes. Visionnaire, faisant partie de ceux qui ont participé à construire le monde, il a cherché vingt ans durant à  écouter et comprendre pour mieux régner et décider.

Six chapitres latins, dont le contenu est largement enrichi de la pensée grecque, conforme à la formation et l’éducation de l’Empereur,  retracent sa vie et ses pensées. Il s’adresse à un jeune homme de 17 ans, Marc, futur Marc-Aurèle, auquel il souhaite laisser les rennes du pouvoir après avoir veillé à son éducation rigoureuse et juste. Il lui écrit dans un premier temps pour l’informer de l’évolution de sa maladie cardiaque et de la probable imminence de sa mort, puis au fil des pages, glisse vers le projet de lui raconter sa vie pour mieux l’instruire.

Animula vagula blandula,

Premier chapitre court mais assurément essentiel, s’ouvrant sur la description des plaisirs que représentent les besoins vitaux comme manger, dormir et aimer. Hadrien insiste sur le fait que l’amour mélange le corps et l’âme,  lui paraissant bien plus essentiel que les autres besoins primaires, plaisirs de la table et repos du corps, n’engageant jamais la part immatérielle de l’homme, ce besoin de se donner et de s’oublier qu’exige l’acte d’amour. Il cherche à retranscrire les raisons qui lui ont permis d’évaluer l’existence humaine: l’observation des hommes, la connaissance de lui-même, ses lectures. Aucune ne le satisfait pleinement et ce n’est que grâce à son regard éclairé et sa pensée toujours en action qu’il peut espérer en tirer la conclusion la plus juste possible.

"Le  paysage de mes jours semble se composer comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Ça et là affleurent les granits de l'inévitable; partout les éboulements du hasard. (...) Quand tous les calculs compliqués s'avèrent faux, quand les philosophes eux-mêmes n'ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux ou vers le lointain contrepoids des astres".

Varius multiplex multiformis revient sur la part concrète de son existence, de sa construction d’enfant à l’âge mûr auquel il nous parle. Sa première partie de vie a surtout été guidée par la conquête du pouvoir, dans les pas de l’empereur Trajan qui finira par l’adopter, et par là même le consacrer héritier, à la veille de sa mort. Ses racines sont dans la terre,  avec son grand père Marullinus. Vite éloigné de son père mort jeune, puis de sa mère, c’est entouré de son tuteur et de précepteurs que le jeune Hadrien commence à tracer son chemin de vie, entre philosophie, courant de pensée grecque et traditions latines.

"Entre autrui et moi les différences que j'aperçois sont trop négligeables pour compter dans l'addition finale. Je m'efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que de l'arrogance du César. Notre grande erreur est d'essayer d'obtenir de chacun en particulier les vertus qu'il n'a pas, et de négliger de cultiver celles qu'il possède".

Puis encore:

"Pour moi j'ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu'en partie elle favorisait la liberté. Mais c'est encore à la liberté d'acquiescement, la plus ardue de toutes, que je me suis le plus rigoureusement appliqué. Je voulais l'état où j'étais, et c'est de la sorte avec un mélange de réserve et d'audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d'exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même".

Son goût pour le sentiment amoureux où il aime se perdre autant que dans la volupté des plaisirs du corps donne un texte parfois d’une grande poésie, en même temps qu’un regard lucide sur ses multiples rencontres.

"Et pourtant, parmi ces maîtresses, il en est une au moins que j'ai délicieusement aimée. Elle était à la fois plus fine et plus ferme, plus tendre et plus dure que les autres: ce mince torse rond faisait penser à un roseau. J'ai toujours goûté la beauté des chevelures, cette partie soyeuse et envoûtante d'un corps (...) Couchée sur le dos, appuyant sur moi sa petite tête fière, elle me parlait de ses amours avec une impudeur admirable. J’aimais sa fureur et son détachement dans le plaisir, son goût difficile et sa rage de se déchirer l'âme. Je lui ai connu des douzaines d'amants; elle en perdait le compte; je n'étais qu'un comparse qui n'exigeait pas la fidélité."

La guerre comme un moyen vers la paix

Son courage, son intelligence, sa facilité à renoncer au luxe et aux facilités de la vie romaine, ainsi que son goût du voyage et son aptitude à l’inconfort des campagnes militaires, le projettent à 40 ans empereur romain.

Habile en politique, homme d’affaires impénitent, il comprend vite où est l’intérêt de l’empire entre la route de la soie en Orient et “les réserves d’hommes blancs et forts en Germanie”, et prend les décisions qui s’imposent. Plutôt que l’agrandissement du royaume par la guerre et le risque de déséquilibre, il choisit de renforcer les frontières de ce dernier par la paix et s’ouvre alors  le chapitre de sa vie “Tellus stabilita”.

"J'acceptais la guerre comme un moyen vers la paix si les négociations n'y pouvaient suffire, à la façon du médecin se décidant pour le cautère après avoir essayé des simples."

Ces règles appliquées à la gouvernance d’un empire pourraient se trouver aussi bien à la gouvernance d’une vie, et c’est toujours en s’inspirant du quotidien qu’il s’astreindra à diriger le monde. Il s’attelle à remanier la condition des femmes et des esclaves ( !), améliorer la tenue des armées et veiller à l’éducation de tous. Sur vingt ans de règne, il en passera douze loin de chez lui. Il sera de tous les combats, à la ville comme sur le champ de bataille, et ne cessera d’observer ses peuples.

« Cette plaignante avait raison, que je refusais un jour d'écouter jusqu'au bout, et qui s'écria que si le temps me manquait pour l'entendre, le temps me manquait pour régner. »

Le chapitre se termine sur un retour de l’homme vers le divin, ou plutôt l’infini.

"J'ai offert aux constellations le sacrifice d'une nuit tout entière (...) Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l'aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages (...) Qui dit mort dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu'on accède par elle. Après tant de réflexions et d'expériences parfois condamnables, j'ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d'immortalité".

Saeculum aureum est la période glorieuse, celle des lauriers récoltés et de la reconnaissance acquise par le travail et la sagesse d’une longue période de règne. La stabilisation de l’empire, son enrichissement,  la paix et les arts mis au rang des priorités. Hadrien accepte enfin les honneurs qui lui sont rendus, tout semble lui réussir. Il est le maître incontesté de son peuple, mais aussi  du cœur d’un jeune grec qui l’accompagne depuis plusieurs années déjà. 

Mais la passion s’émousse, et l’empereur fuit plus que tous les liens risquant d’entraver sa liberté. Antinoüs, sentant l’éloignement de cet homme qui fut bien plus pour lui qu’un amant, mais bien aussi le guide spirituel et protecteur de ses jeunes années, se suicide à vingt ans. Hadrien, bien que conscient d’une forme de culpabilité, ne veut reconnaître malgré tout que la décision personnelle de cet être aimé, mais animé d’un destin propre dont les rennes n’appartenaient qu’à lui. Nous mesurons à  quel point l’époque dicte les mœurs, et cette relation liant un homme d’âge mûr à cet enfant à peine adolescent relevait alors d’une forme de normalité.

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Disciplina augusta

Malgré tout, cela marque un tournant dans sa vie qui touche à son but. Il rentre d’Orient brisé,  conscient du peu de temps qui lui reste pour les grandes réformes entreprises. L’accent sera mis sur la filière agraire, voulant améliorer la condition des paysans et enrichir les états qu’il traverse, aux dépens des grands notables de villes comme Antioche en Syrie, ou Palmyre, dont l’étalage luxueux lui font mesurer la cupidité des puissants qu’il a parfois contribué à mettre au pouvoir.

La culture des villes d’Orient et le développement du commerce avec ces dernières sont les grands travaux qu’il souhaite voir achevés avant de mourir. C’est sur ces réflexions, entre autres, que s’ouvre Disciplina augusta, chapitre dans lequel commence la maladie, et la préoccupation de tout homme puissant qui sait devoir préparer sa succession afin de maintenir l’ordre et la paix. La vieillesse et la douleur s’invitent dans son quotidien. Hadrien doit composer avec ces derniers paramètres. Après les grandes descriptions des actions majeures de son règne, revient le moment des pensées philosophiques, de la nostalgie, mais aussi d’une forme de poésie qui nous rappelle Noces à Tipasa:

"Je goûtais cette odeur de sel et de soleil sur la peau humaine, ce parfum de lentisque et de térébenthine des îles où l'on voudrait vivre, et où l'on sait d'avance qu'on ne s'arrêtera pas".

Le récit, alternant entre pages historiques et réflexions philosophiques, permet d’unir le livre dans une certaine fluidité, divertissante, avec une profondeur qui porte à la réflexion sur la vie en général, et chacune en particulier.

C’est dans “Disciplina augusta”, l’avant dernier chapitre, qu’Hadrien revient sur les obligations morales nécessaires à la direction de l’empire, et que Marguerite Yourcenar les applique à la direction d’une vie. Car on a bien l’impression que c’est dans ce sens là, et non l’inverse, que la réflexion paradoxalement s’élargit. Des décisions pratiques, formulées au contact de son peuple et des exigences de l’Histoire, des expériences du quotidien sur les routes de l’Orient ou immergé dans les campements de son armée, il retire une philosophie de vie qui lui permet de progresser sur son chemin personnel.

Malgré quelques pratiques en cours de l’époque, comme “l’ordre de sentence de mort” sur son beau-frère et son neveu qui sont légales et acceptées par les intéressés comme telles, la plupart des décisions prises par Hadrien, pour sa vie personnelle comme pour le bien-être des citoyens,  pourraient être appliqués dans notre quotidien. Les phrases sonnent juste, et certaines disent tout haut ce que chacun pense depuis toujours tout bas.

"Les liens du sang sont bien faibles, quoi qu'on en dise, quand nulle affection ne les renforce".

Le “quoiqu’on en dise” dit bien justement ici,  comment, de tout temps, l’homme s’est menti à lui-même d’abord, aux autres ensuite. Les apparences, le devoir ne suffisent plus quand il s’agit de sentiments.
Et encore,

"Plus je fréquente Antonin, plus mon estime pour lui tend à se changer en respect. Cet homme simple possède une vertu à laquelle j'avais peu pensé jusqu'ici, même quand il m'arrivait de la pratiquer: la bonté".

La bonté n’est pas la gentillesse mais y ressemble fort,  et les puissants, soit de fortune, soit de caractère, prennent facilement pour faible quelqu’un d’âme plus simple  et de plus généreuse. Il décide de mettre la bonté au premier rang des qualités et adopte Antonin :

« Il continuera plutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il la continuera bien ; l’État aura en lui un honnête serviteur et un bon maître. »

Le sentiment du devoir accompli

Patientia clôt le livre et sera la patience de la vieillesse et de la douleur, la patience de celui qui n’a plus rien à attendre que le soulagement de cette agonie dans une maladie qui s’étire sans aboutir au dénouement souhaité.  C’est aussi l’art d’assumer cette incapacité à décider de sa propre mort, car personne ne peut aider l’Empereur à partir, alors même qu’il avait donné au philosophe Euphrates la permission au suicide, bien des années en arrière. 

Et la question du droit au suicide devant la maladie incurable et les souffrances de l’âme ou du corps se pose déjà, et se pose encore, alors que rien n’a avancé et que rien n’est résolu.

Patientia se ferme sur un homme qui meurt avec le sentiment du devoir accompli, lui permettant d accepter ce départ sans qu’un regret insurmontable vienne assaillir les derniers instants:

"Je me félicite que le mal m’ait laissé ma lucidité jusqu'au bout; je me réjouis de n'avoir pas à faire l'épreuve du grand âge, de n'être pas destiné à connaître ce durcissement, cette rigidité, cette sécheresse, cette atroce absence de désirs (...). Petite âme (...), un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus...  Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts..." 


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