Article- Dominique Memmi nous propose sa lecture du roman de Saul Bellow, Herzog, publié aux éditions Gallimard, dans la collection Folio.

Cher Saul,

Je t’écris et te dis tu parce que je dis tu à tous ceux que j’aime, je dis tu à tous ceux qui s’aiment même si je ne les connais pas ; et je peux affirmer que toi l’auteur, Saul Bellow, et moi, la lectrice, nous nous aimons. Nous nous aimons de cet amour qui a pour centre ton roman Herzog. Je t’écris donc pour Herzog et comme lui, ton perdant magnifique, qui s’adresse à tous ceux qu’il ne connaît pas, personnages célèbres tels que Nietzsche ou Eisenhower (Cher Monsieur le Président, les règlements du fisc vont nous transformer en une nation de comptables) et à ceux qu’il pensait connaître et aimer, sa famille, ses amis, ses collègues de l’université et toutes ses relations humaines, je m’adresse à toi.

Cette lettre te faire part de mon amour pour ce personnage, pour cet homme :

Moses Herzog, né au Canada, issu d’une famille d’immigrés juifs, devenu professeur d’université à Chicago et qui assiste à la déchéance des capacités sensibles de ceux qui l’entourent  et entraînent avec eux les décombres de sa propre existence.

D’abord l’échec de son premier mariage, puis celui du deuxième avec Madeleine la femme adultère et celle par qui la crise arrive. Ensuite, la désillusion des amitiés, des relations humaines qu’ils soient collègues, avocats ou représentants de l’ordre public. Il y a bien sûr Ramona et ses talents sexuels mais n’est-ce pas un leurre pour l’homme vieillissant et toujours privé de sa fille, privé du merveilleux de l’enfance ?

Le dessein général de ton roman, si je l’ai bien compris Saul, est une longue réflexion philosophique et littéraire sur l’existence, la nôtre. On pense alors au temps de Marcel Proust à la journée d’une Virginia Woolf mais avec cet esprit juif corrosif et cet humour désabusé qui t’est propre. Souvent ridicules, les intentions de ton héros pour s’extirper du néant, sont vouées à l’échec comme l’est toute vie. Herzog pose des questions, il n’obtient pas de réponses.

Où sont les réponses ? Voilà ce qui pourrait être la question centrale de la première partie du roman. Puis, la question obsédante d’Herzog chemine, mue et se déploie vers un absolu, une vérité : tout est perdu d’avance.

Cependant, il y a une maison dans la campagne du Massachussetts, un abri aussi ruiné que ton héros, mais qui possède au sein même de cette ruine la poésie des choses, le murmure des feuilles dans la rue de l’été et de vieux livres.

Tu as peint la fresque individuelle d’un homme, Moses Herzog, et avec lui tu as fait le portrait de la société entière, celle des années soixante en Amérique. C’était quelques années avant ma naissance Saul, pourtant tes mots résonnent avec force aujourd’hui et ici : « pour parler plus clairement les objectifs nationaux comportent de nos jours la fabrication de produits qui ne sont en rien essentiels à la vie humaine, mais qui sont vitaux pour la survivance du pays. Parce que nous sommes tous aspirés aujourd’hui par ce phénomène du Produit Brut National, nous sommes contraints d’accepter le caractère sacré de certaines absurdités ou mensonges dont les grands prêtres étaient il n’y a pas si longtemps encore de simples camelots et des personnages dérisoires : des vendeurs d’huile et de serpents. D’un autre côté, il y a plus de « vie privée » aujourd’hui qu’il y a un siècle, quand la journée de travail durait quatorze heures. Tout ce problème est de la plus haute importance puisqu’il est mêlé à l’invasion de la sphère privée (y compris sexuelle) par des techniques d’exploitation et de domination. »

Autant dire que comme ton Moses Herzog on voudrait faire tout notre possible pour améliorer cette condition humaine et on finit par avaler un somnifère. Au matin, on échafaude une évasion pour fuir cette condition et on se fait une tartine beurrée. On se ment parce que c’est l’unique façon de poursuivre la réalité.

Tu as écrit un grand livre Saul, je te dois beaucoup. Ton Herzog, sans artifice, mal protégé, vivant un cirque, un combat de gladiateurs ou des formes plus banales de distraction, c’est nous tous, couronnés d’incertitudes et de défauts.

Moses Herzog, c’est moi.

Adieu Saul, mille baisers à toi, à Moses, à Madeleine, Wanda, Ramona, Nachman et aussi tante Zipporah. Mille baisers à tous ceux qui chutent.

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