Notre devoir est de défendre l’ordre et de ne jamais souffrir qu’une femme ait le dessus. (V.677-678). 

Dans la pièce de Sophocle, on se souvient de ce vers dans lequel le roi de Thèbes livre ses inquiétudes quant au sentiment de révolte animant Antigone et son angoisse quant à la menace, le désir de l’héroïne d’enterrer son frère contre la volonté de Créon, pesant sur le royaume; on se souvient de ce vers parce qu’aucun autre ne traduit aussi bien cette séparation entre le pouvoir des hommes, leur sagesse et leur intransigeance, et le péril des femmes, leur passion et leur solitude ; en effet, aucun vers ne traduit mieux le caractère d’incompréhension qui règne entre les deux sexes, la peur des femmes qui anime l’esprit des hommes, le contrôle que ces derniers exercent sur les femmes afin de supprimer toute remise en cause de leur autorité. À mon sens, Créon porte le masque du tyran : tyrannie qu’il applique lorsqu’il emprisonne Antigone et contraint à l’exil Médée; tyrannie qu’il subit, lorsque Thèbes brûle de la colère de cette dernière et que ses enfants meurent de son amour pour Jason, lorsque Hémon, son fils, se précipite sur lui afin de venger son amante et laisse couler de son coeur un dernier excès de sang, lorsque sa fille décède dans ses bras pour avoir porté les vêtements et l’affection dévolus à une autre femme – la terreur, toujours la terreur, dans un tourbillon de cendres où sa ville se consume au féminin.

Il n’est pas étonnant de commencer une chronique sur La Passion de Maria Gentile, la pièce de Marie Ferranti publiée aux éditions Gallimard, par une citation de Créon, car une leçon est à retenir des Thébaïdes : comment une cité, dirigée uniquement par des hommes et pour des hommes, une cité dans laquelle aucune condition décente n’est possible pour les femmes, devient ingouvernable ? Il s’agit bien d’une leçon à retenir, si l’on veut comprendre pourquoi Maria Gentile est avant tout une pièce de femmes. J’entends par cela une pièce dans laquelle les six personnages, Maria, Zita, Anna-Maria, Lilina, Elisa, Mina, témoignent d’une résistance aux hommes, ces êtres qui « ne recherchent pas l’amour » (P.44), qui sont incapables de répondre à « l’amour féroce » (P.46), ces soldats ou maris, ayant déserté leurs villages pour la guerre, ces bêtes qui ne comprennent pas « le chagrin » (P.51) envoûtant, transportant, fascinant, le chagrin prenant possession du sujet aimant pour l’extraire, avec ou sans philtre d’amour, de la communauté façonnée par les hommes. On le note. La passion se définit comme une force remettant en cause la condition infligée aux femmes : c’est parce que « [Maria] craignait l’ennui, le servage, la saleté, comme [elles] toutes » (P.41) qu’elle se livre au désir, à son caractère incontrôlable, à la désobéissance qu’il suscite (P.13). Le vieux dilemme hégélien est respecté : la passion fait éclater la forme qui donne place à une autre forme plus adaptée aux aspirations humaines, à la présence de l’homme dans le monde – au lieu qu’il parvient enfin à dessiner et habiter.

Bien sûr, si le pouvoir contesté demeure masculin, il est impossible d’ignorer la dimension politique du combat mené par Maria Gentile et par la communauté des femmes qui l’accompagne, une communauté du deuil portant la mémoire du village ravagé par les forces françaises. C’est justement ce caractère autoritaire qui est dénoncé par Elisa, lorsque celle-ci relate les propos des troupes monarchiques : « “Notre loi est celle du roi, qui représente Dieu ici-bas”. Voilà tout ce qu’ils ont dit » (P.29). Elisa témoigne alors d’une immense difficulté, difficulté d’ériger une société sans homme, difficulté d’ériger une résistance fondatrice face à l’oppression. Ne s’entend alors qu’une plainte, le lamentu, soit le chant d’une vie défaite : les hommes sont « prisonniers, gardés, soumis », ils n’ont jamais fait « preuve de courage », ils ne sont que des offensants ou des offensés, et même lorsqu’ils se meuvent, lorsqu’ils se battent dans les troupes nationales de Paoli, c’est toujours déjà trop tard, le temps des héros est passé, il ne reviendra pas et la seule inquiétude, la seule et unique question qui vaille « Qu’allons-nous devenir, Zita? Et les hommes? » (P.17), cette question de Maria Gentile posée dès le début de la pièce, résonne parmi les ruinées et les malheureuses comme l’ultime marque de la fin du monde.

Que l’on ne se méprenne pas : je n’entends pas interpréter cette fin comme le dernier instant de la communauté corse, mais plutôt comme une mise en image, une allégorie, de la fin ayant pour but de décrire l’investissement et la perte d’un monde spécifique auquel le public insulaire se rapporte, à savoir le combat des femmes corses contre l’oubli et la contrainte imposés par la France. D’un point de vue littéraire, Marie Ferranti présente au lecteur une exceptionnelle maîtrise poétique : en épousant la structure en cinq parties de la tragédie, en redonnant forme au choeur de la cité et en faisant du chant corse la langue même de ce choeur, cette dernière parvient à élever le corse au même niveau de prestige que le grec ou encore le latin, à en faire la langue garante de la culture opposée à celle de la barbarie qu’incarne paradoxalement le français. La passion de Maria Gentile désigne la tragédie des femmes, des femmes rebelles et solitaires, livrées aux fantômes et aux humiliations des hommes, la tragédie des femmes portant la démocratie contre l’autorité des monarques, la tragédie des femmes invitant encore aujourd’hui à la désobéissance contre toutes les formes de domination, cette tragédie née de l’histoire, provenant de la lutte nationale, qui se veut avant tout lutte d’émancipation. 

Informations utiles

Marie Ferranti, La Passion de Maria Gentile, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin. Théâtre français et du monde entier », 2017, 95 pages, 11 euros.


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