Finaliste du prix Femina 2020, Olivia Elkaim raconte, dans Le Tailleur de Relizane, le destin incroyable de son grand-père. Mêlant la petite histoire à la grande, la journaliste et romancière propose un récit en forme d’hommage aux siens, mais aussi une quête d’identité.

Par : Jean-Pierre Castellani

Olivia Elkaim est née en 1976 et n’a donc pas connu l’Algérie Française, ni enfant ni adulte. Elle a travaillé dans de nombreux médias (Marianne, Capital, VSD) et est spécialiste de bioéthique au magazine La Vie. Parallèlement à son activité de journaliste, elle a publié plusieurs romans caractérisés par des histoires familiales dominées par le secret, les tensions et les rapports difficiles entre individus. Mais de toute évidence, sans aucun rapport avec l’Algérie : Les Graffitis de Chambord (2008), Les Oiseaux noirs de Massada (2011), Un convoi pour Juan-Les-Pins (2011), Nous étions une histoire (2014), Je suis Jeanne Hébuterne (2017).

En cette rentrée de covid, elle publie un sixième roman, Le Tailleur de Relizane qui a été Finaliste du prix Femina 2020 et sélectionné pour le Femina des lycéens. Ce livre-ci semble avoir un lien direct avec l’Algérie. La ville de Relizane citée dans son titre, d’où sont originaires les membres de sa famille paternelle ; des juifs installés en Algérie bien avant la conquête française. Et qui ont dû en partir dans des conditions dramatiques, en 1962. 

Territoire intime

La narratrice, évidente alter ego de l’auteure, reconstitue ce que l’on pourrait appeler les « Archives du Sud » de son père et de son grand-père. Comme le fit Marguerite Yourcenar avec son propre père et ses ancêtres dans Archives du Nord. Elle se fonde sur des documents trouvés dans une malle que son père lui fait découvrir. Ainsi qu’une enquête minutieuse auprès des survivants. Elle part à la recherche de toutes les traces possibles de ce passé : photographies, cartes postales, correspondances, vidéos. Tâche difficile. Car ce repli forcé en France ; en Métropole comme on disait, a poussé les anciens à se murer dans un silence difficile à déchiffrer par les plus jeunes. La cruauté de la guerre d’indépendance et les douleurs de l’exil sont un mystère pour les nouvelles générations.  

Olivia Elkaim raconte la vie de son grand-père, Marcel, héros central du récit, tailleur à Relizane. Mais aussi celle de son père, Pierre, qui y a été élevé. Ce texte est autobiographique mais se veut aussi profondément romanesque par la structure et le ton du récit. L’auteure restitue ces vies en tant que romancière. Et, comme dans ses précédents romans, entre dans des secrets familiaux qu’elle essaie de saisir ; en particulier les relations souvent conflictuelles entre son grand-père et son épouse. 

L’Histoire de l’Algérie et de ses habitants n’est certes pas un prétexte. Mais elle est la base d’une construction littéraire, d’une grande qualité, qui repose essentiellement sur l’art du dialogue. On y décèle un plaisir d’écrire, de tracer des épisodes mouvementés, de restituer des ambiances. Au fond, de présenter de vrais personnages dans un souci de partager son émotion avec le lecteur. Et notamment une reconstruction personnelle à la source de ce récit que la narratrice entreprend après une crise dans son couple. Ce qui la pousse à se poser la question de sa véritable identité. Par ailleurs, le refus par les autorités consulaires algériennes de lui accorder un visa pour l’Algérie convainc définitivement Olivia Elkaim d’écrire ce texte. Elle le proclame : « Il me faut donc investir par l’imaginaire ce territoire intime et pourtant inconnu alors qu’on m’interdit d’y aller. »

Ce serait une erreur de recevoir ce récit comme un nouvel hymne nostalgique à l’histoire de ces Européens qui peuplèrent l’Algérie à partir de la Conquête en 1830. La construction du récit prouve, avec ses rebondissements, que nous avons affaire à un authentique roman. La vie en Algérie dans une première partie intitulée Un monde disparu. Une deuxième, au titre ironique, Les grandes vacances consacrée au drame du départ forcé d’Algérie en 1962 et à la difficile installation en France, avec l’accueil hostile qui leur fut réservé. Puis une dernière partie, plus courte, Retour en Algérie, achève de façon problématique et douloureuse ce parcours familial ; mais règle enfin le problème d’identité de la narratrice. 

Un personnage romanesque

Ce qui semble un récit linéaire et chronologique est, en réalité, un montage alterné qui, de façon systématique, passe de l’avant des ancêtres au présent de la narratrice dont la quête des origines nourrit ces pages. Le ton du livre est très romanesque. Avec cette alternance d’épisodes du passé et de réflexions de la narratrice qui cherche à comprendre quel est le secret de son père et de cette petite Clotilde ; la sœur de son grand-père, morte par suicide, qui lui parlait depuis sa tombe du cimetière juif de Relizane. Retrouvée enfin par son père, pour apaiser définitivement son retour en Algérie !

Le personnage principal du livre est ce grand-père qu’elle adore. Un personnage romanesque, un type bien, sincère, travailleur, un ami des musulmans ; même de ceux qui ont pris les armes contre la France et commettent des attentats sanguinaires. Mais qui en somme, n’a jamais envisagé de quitter ce pays. Durant toute son enfance la jeune Olivia a entendu parler, dans sa famille, de cette ville de Relizane qui sonne à ses oreilles comme quelque chose de magique

On s’attache à ce grand-père pris dans la guerre d’Algérie. Et dont il n’est pas responsable, il est comme d’autres : « victimes d’une histoire trop grande pour eux ». Il n’a jamais eu envie d’aller ailleurs. Il ne rêvait pas d’une autre terre promise, « La Californie, c’était ici, dans cette plaine couverte d’oranges et de pamplemousses qui dégorgeaient de sucre au moment des récoltes ». La fille écrit que « Marcel se réveille dans un autre pays que le sien. » Il a confié les clefs de sa boutique à son apprenti algérien Reda. Il abandonne la machine Singer et la boîte de Banania. Marcel laisse sur le port d’Oran cinq cadres de déménagement et sa voiture. Détails émouvants qui en disent plus que tous les grands discours ! Petite histoire au milieu de la grande… 

Raconter ce destin

Dans son exil, Marcel en oublie même l’usage de l’arabe alors que c’était autrefois sa langue maternelle. Celle de l’amour et des émotions. La narration de son arrivée à Marseille, de ses difficultés pour trouver du travail, son installation dans une cave à Angers, de ses démarches humiliantes de 1974 à 1992 pour toucher une misérable indemnisation sont très émouvantes. 


Sa petite-fille, Olivia Elkaim, désire raconter ce destin. Elle éprouve le regret de ne pas avoir parlé plus avec son grand-père, ni même avec son père. En retraçant son histoire elle prend conscience que pendant longtemps, elle a refoulé son identité algérienne ; qu’elle a refusé l’Algérie. C’est avec précision qu’elle entre dans leurs consciences, leurs sentiments, leurs situations. Sans être témoin de ce qu’elle raconte, elle invente et, de ce fait, remplit les vides de ce temps qu’elle n’a pas vécu directement. Elle pense que la vérité romanesque est aussi importante et plus peut-être, que la vérité historique.

Elle imagine, mais tous les détails historiques sont vrais. À partir d’un gros travail de documentation elle a pu tout vérifier : en 1943, les lois de Vichy avec la dégradation pour les juifs ; les attentats du FLN à partir de 1954 et de l’OAS dans les années 60 ; la visite de De Gaulle à Mostaganem et son cri : « Vive l’Algérie Française » ; le référendum de l’autodétermination en 1960, des formules scandaleuses utilisées par un ministre du gouvernement Pompidou à propos de l’arrivée massive des pieds-noirs à Marseille : « c’est le flux habituel des vacanciers en été ! » et Gaston Deferre « que les pieds-noirs aillent se faire pendre ailleurs. » ; la prise d’otages dans un avion d’Air France par le GIA, à Marseille en 1994 ; les attentats du RER à la station de métro Saint-Michel à Paris en 1995 ; la loi de la Concorde civile en Algérie, qui amnistie les islamistes en 1999.

Elle refuse le jugement, son livre sans colère ni haine dit la vérité, au-delà des récits historiques prétendument objectifs. Preuve que le discours littéraire peut aboutir à une vérité aussi légitime que le discours historique. 

Un héritage assumé

Le Tailleur de Relizane apporte une vision intime de la représentation de l’Algérie dans l’imaginaire de ceux dont les parents y ont passé une partie de leur vie. L’Algérie non plus comme une blessure mais comme un héritage assumé. Ce livre est un livre de réconciliation : d’abord de la narratrice avec elle-même, elle évoque cette Algérie refoulée jusqu’à aujourd’hui. Par ailleurs, il ne s’agit pas de sa mémoire individuelle, de ses souvenirs mais de ceux de ses parents. L’Algérie remonte à la surface de façon vibrante. L’héritage apparaît non point comme le résultat d’un endoctrinement familial, de quelque camp que ce soit, mais comme le résultat d’un réseau mystérieux d’influences intimes. 

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Ce roman complexe présente une réflexion sur la notion de transmission de mémoire familiale, sociétale, historique. Et sur l’importance du silence dans la transmission de cet héritage. 

La nécessité, l’urgence même d’un voyage en Algérie s’imposent au père et à sa fille pour concrétiser ces sentiments. Non pas sous la forme d’une expédition nostalgique, mais pour assouvir un désir d’Algérie jusqu’alors enseveli. Et à vrai dire, une volonté de découverte. On est loin de la nostalgérie folklorique raillée si souvent. Au contraire, Olivia Elkaim pense que le folklore cache la vérité. Ce livre dément les visions caricaturales de la colonisation. Puisqu’il montre que les juifs et les arabes vivaient ensemble depuis des siècles. Mais aussi que des relations d’amitié s’étaient tissées entre les différentes communautés. Son grand-père vivait au cœur de la cité arabe, il a transmis à sa petite fille un message de paix et de réconciliation.  

D’ailleurs, dans ses entretiens, Olivia Elkaim indique que le titre initial de son livre était Se réconcilier, en hommage à son grand-père. Et elle fait sien le proverbe algérien : « celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas non plus où il ira. » Une belle leçon…


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