par Janine Vittori
ou vivre c zalberg

Où vivre. Le roman de Carole Zalberg fait pénétrer dans notre cœur une nostalgie. Ce sentiment mêlé, joie et tristesse, que l’on ressent en tournant les pages d’un album de famille. Les ombres des disparus couvrent d’un voile de mélancolie la figure des vivants. Les lieux, sur les images, font naître un indéfinissable mal du pays.
Marie, la narratrice, ouvre pour nous le livre de son histoire familiale. Elle dévoile les visages de deux sœurs, Anna et Léna, nées en Pologne dans les années 30. Le nazisme oblige leurs parents à quitter le pays natal, à fuir vers la France. Mais nul répit en ce temps là pour les juifs d’Europe et les petites filles deviennent très vite des enfants cachées. Le nazisme vaincu, la paix revenue, la vie sépare les deux sœurs et les conduit à vivre dans des pays différents. Anna, adolescente, demeure en France tandis que son aînée, Léna, part en 1948 accomplir son destin de pionnière et construire le jeune état d’Israël.
La distance, le temps, ne desserrent pas le cordon qui attache les sœurs l’une à l’autre. Leurs vies s’entrelacent malgré tout. Et l’histoire familiale se raconte en polyphonie.
La part belle est offerte au couple qui se forme à la fin des années 40 dans le Kibboutz. Léna s’unit à Joachim, un « colosse » qui préfère garder pour lui le tragique destin des siens.
Ce qui compte, maintenant, c’est la vie qu’il crée. La naissance de ses enfants dans un pays sûr, à l’abri des perpétuelles persécutions; la croissance des plantes et des arbres sur cette terre aride qu’il laboure et sème avec ferveur.
L’album de la famille israélienne nous révèle les portraits des trois enfants du couple. Élie, Dov et Noam. Souvenirs de moments heureux, d’une enfance libre dans un pays neuf où l’espoir est encore permis. Le kibboutz de leur enfance est un lieu de félicité; ils y grandissent, entre eux, sans contrainte. Leurs grands parents maternels les ont rejoints avec, collées à leur peau, la douleur des persécutés mais aussi cette sensation si nouvelle de pouvoir être juif. Sans crainte. Mais l’Histoire, nous le savons, se charge de convoquer les drames, les conflits, la guerre et l’espoir des fondateurs se teinte souvent de la couleur de la désillusion, du désespoir même de devenir des colons.
La famille française d’Anna a une vie plus paisible. « Rejoindre Léna a longtemps été une obsession » mais la jeune femme a donné naissance à ses deux filles. Elle vit en France depuis l’âge de six ans et elle a « pris goût à la vie parisienne ». La voix de cette famille l’auteur nous la fait entendre par les mots de Marie. C’est elle qui intervient dès les premières pages du roman.
Elle décrit le retour à la vie de son cousin Noam après l’accident de la route qui lui a laissé le corps en miettes. Marie n’est pas présente dans cette chambre d’hôpital israélien. Mais par une étrange communion – elle qui décrit la résurrection de son cousin avec un vocabulaire christiqueelle perçoit les sons et les images d’une scène qui se déroule à plusieurs milliers de kilomètres.
« Où vivre » c’est cela . Vivre ici mais ressentir profondément ce qui se passe là-bas. Le bonheur, les chagrins. Et c’est aussi répondre ici à toutes les questions qui se posent sur ce qui se passe là-bas.
En 2015 , Carole Zalberg a passé un mois à Tel Aviv dans le cadre d’une mission Stendhal de l’Institut Français. Elle est partie à la rencontre de sa famille maternelle pour un projet de fiction qui s’inspirerait de la vie de ses cousins germains nés en Israël entre 1955 et 1963.
La destinée de cette famille, son histoire intime, s’incarnent dans le roman Où vivre. À la trace, paru en 2016 aux Éditions Intervalles était le journal du séjour à Tel Aviv. Le journal de l’émotion des retrouvailles après trente ans d’éloignement, des liens qui résistent mais aussi, parfois, des malentendus, des incompréhensions, des doutes.
Où vivre est sans doute le roman que ce séjour a nourri. Les cousins de Marie empruntent de nombreux traits à ceux de Carole Zalberg. Nous reconnaissons, selon toute apparence, les êtres réels que sont Ido, Itaï et Nadav dont la présence lumineuse éclairait déjà À la trace. Mais Où vivre est une fiction et nous aurions tort de nous livrer trop longtemps au jeu de la vérité et de la ressemblance.
Ce roman a une portée bien plus universelle que la simple histoire d’une destinée familiale. Les personnages donnent chair à des êtres qui dépassent le banal destin individuel. Ils sont les héros lucides d’un état qui se construit en s’éloignant petit à petit de ses idéaux originels. Sans fauxfuyant, avec une franchise et une honnêteté remarquables l’auteur interroge tous les paradoxes de l’Etat d’Israël d’aujourd’hui. Elle consacre des pages émouvantes à la soirée du 4 novembre 1995. Yitzhak Rabin est assassiné par un extrémiste religieux israélien. Sa mort qui anéantit l’espoir de paix entre les palestiniens et les israéliens est un événement tragique, déterminant le sort de tous les individus qui peuplent cette Terre promise. Les voix d’Anna et de Léna et ses enfants se posent la question: Où étais-je quand Rabin a été assassiné ?

Et nous? Nous savons tous ce que nous faisions le 11 Septembre 2001. Mais où étions nous le 4 novembre 1995?

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