Au début de La Divina Commedia, au chant V de L’Inferno, Dante fait apparaître deux âmes qui ont succombé à un amour coupable. Paolo s’est épris de Francesca, l’épouse de son frère. Elle n’a pu résister à cette passion qui la condamnera à errer pour l’éternité, soudée à Paolo, dans le deuxième cercle de l’Enfer.

En 1838, Michelangelo Grigoletti, peintre vénitien, s’inspire du thème des amants malheureux de Rimini et ressuscite le passé dans une toile étrange et émouvante.

Par : Janine Vittori

                                                                     

Noi leggiavamo un giorno per diletto
Di Lancialotto come amor lo strinse
Soli eravamo e senza alcun sospetto

Dante, Inferno, Canto V

C’est l’évocation lyrique d’une tragique passion. Dante y remémore l’histoire vraie de Francesca et Paolo, assassinés par un mari trompé.

Francesca da Rimini, fille de Guido da Polenta, a été mariée à un seigneur de Rimini, Gianciotto Malatesta. Les noces ont été célébrées en 1275.

 S’il est un vaillant chevalier, l’époux de Francesca, est cependant un être boiteux et contrefait. Cet homme sans finesse est à l’opposé de Francesca qui a reçu une éducation très raffinée.

Leur mariage sans amour, arrangé pour des raisons politiques afin de rétablir la paix entre Rimini et Ravenne, ne pouvait causer que du malheur. Le drame aura lieu dix ans plus tard en 1285.

Au deuxième cercle de L’Inferno, où errent les « luxurieux », Dante et Virgile voient venir vers eux deux âmes pécheresses, portées par le vent, unies et légères. Telles des colombes, les deux ombres fendent l’air malfaisant pour répondre à l’appel du poète et raconter la fatalité de leur passion. C’est Francesca qui répond à la question de Dante : comment l’amour les a-t-il conduits à des désirs coupables et à un douloureux trépas ?

C’est bien l’Amour la raison déterminante de ce drame : « Amor condusse noi ad una morte ».

Michelangelo Grigoletti, Paolo e Francesca, 1838, huile sur toile, Trieste, Museo Sartorio

Musanostra et Janine Vittori remercient Madame Lorenza Resciniti et le Museo Sartorio pour l’autorisation d’utiliser la reproduction de cette toile.

Les deux cœurs nobles se sont ouverts à l’Amour de manière naturelle, car ils se sont nourris du roman courtois de Lancelot du Lac. La lecture de l’amour irrépressible de Lancelot pour la reine Guenièvre leur a révélé la force de leur propre attachement. Les deux jeunes gens lisent ensemble la page dans laquelle Lancelot et la reine échangent un baiser. Paolo, tremblant d’un désir intense, embrasse la bouche réelle de Francesca. La volonté de résister à cet amour interdit est annihilée par la lecture du roman. Cela les entraîne ensemble dans la mort car Gianciotto les surprend et les tue.

Une vision romantique

La scène se passe dans la salle d’un château. Grigoletti se réapproprie un imaginaire médiéval et invente le décor fantasmé du siècle de Dante. Dans le plus pur style Troubadour, grâce aux éléments néo-gothiques qui meublent la pièce, l’artiste crée une atmosphère idéalisée, une ambiance d’opulence et de distinction.

Francesca et Paolo sont offerts au regard du spectateur de manière frontale. Ils se tiennent enlacés sur une banquette en bois sculpté dont le velours s’accorde à la couleur de la tunique brodée d’argent de l’amant. Paolo occupe tout l’espace de la toile. Sa présence s’étire du bord gauche du tableau, avec sa cape négligemment abandonnée sur le siège curule, jusqu’au bord droit et sa toque à plumes sur le guéridon. La ligne presque démesurée de son corps et son cou tendu exacerbent l’expressivité du mouvement. Il est uni à Francesca par le baiser. Elle, dans un ploiement gracieux, semble repousser tendrement Paolo et l’imminence de l’événement tragique. Son visage lumineux et précieux, à l’ovale parfait, a déjà l’apparence d’une âme immatérielle. Elle garde les yeux baissés. Pudique, elle dérobe son regard mais sa main s’abandonne sur le livre ouvert à la page funeste.

L’éclairage subtil fait briller d’un éclat soyeux la robe blanche et la chemise des personnages du drame. À la lumière qui transfigure le couple, Grigoletti oppose la noirceur du mari, tapi dans l’ombre. Le peintre dissimule le corps difforme de Gianciotto dans un vêtement noir. Il ne laisse apparaître que son visage sombre et ses yeux inquiétants qui observent la scène. Le baiser scelle l’amour et le destin de Francesca et Paolo. L’épée du mari bafoué est déjà engagée dans la salle. La lame luit ; bientôt le crime sera commis.

Un amour coupable

Les jeunes gens tournent le dos au danger qui les menace. Ils n’ont pas conscience de leur faute. Le peintre ne blâme pas les amants. Il donne à voir une effusion de sentiments passionnés et mélancoliques mais innocents.

La vision de l’artiste est sans doute anachronique. Dans le chant V, Dante éprouve de la pitié :

« ...Francesca, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio. » 

Mais cette pitié n’est en rien de l’indulgence. Le poète considère le péché d’adultère avec répugnance. Il condamne au tourment commun, au châtiment éternel de l’Enfer, Francesca et Paolo, morts sans avoir pu se repentir de leur faute.

Au mari fratricide, Dante réserve, au neuvième cercle de l’enfer, Caïna où les traîtres à leurs parents ont, pour l’éternité, le visage tourné vers la glace.

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En 1838 Michelangelo Grigoletti, dans cette toile de très grand format, interprète la passion de Francesca et Paolo en s’inspirant des œuvres sur ce même thème exécutées par Ingres en 1814 et 1819. Le peintre a certainement aussi en mémoire le récit de la tragédie fait par Bocaccio : Francesca aurait été trompée par son père, elle croyait être promise à Paolo « il bello » et découvre Gianciotto, trop tard, le jour de son mariage.

Cette légende plus tardive ne correspond pas à la version de Dante. L’auteur de la Commedia exilé à Ravenne a sûrement appris la chronique fidèle de l’événement par des témoins directs du drame.

De ce passé perdu, il nous lègue pourtant un « éternel baiser ».

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