ARTICLE – Sylvestre Rossi  nous propose une relecture d’un roman de Patricia Highsmith, L’Empreinte du faux, publié aux éditions Calmann-Levy. Auteure atypique et secrète, appréciée aussi bien par Hitchcock que par Wenders, elle était une amie intime de Graham Greene.

C’est un poème de William Blake, calligraphié et illustré par lui-même, qui a inspiré cette note de lecture : on y voit une petite fille dans une forêt noire, alors que le poème s’intitule « The little boy lost ». L’empreinte du faux  est un roman un peu à part dans la production prolifique de Patricia Highsmith, au sens où l’originalité secrète de son œuvre, déclinée dans chacun de ses livres, apparaît ici comme une évidence. On en oublie que l’auteur est une femme, tant elle s’identifie au narrateur masculin de l’histoire. Ce livre traite de l’impuissance, un peu comme Le feu follet de Drieu la Rochelle. On ne le réalise pas avec la même force dans ses autres romans, justement parce qu’on se demande ce qu’une femme peut bien comprendre à l’impuissance. L’empreinte du faux est indéniablement un livre à deux lectures. Derrière l’intrigue policière au style narratif délayé et envoûtant, il y a au fond ce thème de prédilection qui caractérise avec plus ou moins de visibilité l’univers de Patricia Highsmith. 


Pour le personnage principal et narrateur Howard Ingham, les filles ne sont jamais tout à fait belles, il y a toujours quelque chose qui cloche chez elles, elles lui sont pourtant très attachées, vives, jolies, modernes et intelligentes, mais il est incapable de s’engager, de s’investir, parfois même de bander. L’histoire se passe en Afrique du nord, sous un soleil implacable, comme dans L’Etranger de Camus, mais moins généraliste quant à l’absurdité de ce que vit cet homme. D’après ce que je connais de l’œuvre de Patricia Highsmith, Le journal d’Edith est à peu près le seul livre où il y a une narratrice. D’aucuns prétendent que c’est son meilleur. Je regarde dans ma bibliothèque : Le meurtrier, L’amateur d’escargots, L’homme qui racontait des histoires, Ripley s’amuse,  L’inconnu du Nord Express, Toutes à tuer,  Le journal d’Edith, Sur les pas de Ripley, Carol  (roman saphique écrit sous le pseudonyme de Claire Morgan) et L’empreinte du faux.

Pas mal, quand même ? Et toujours à leur lecture, une impression, celle que Patricia Highsmith est l’écrivain de l’impuissance.    Mais d’autres livres ont pu échapper à mon tour d’horizon, avec ceux que l’on m’a chipés au fil du temps.  Même dans Plein soleil que j’ai juste vu au cinéma, mais dans ses deux versions, Tom Ripley (son personnage récurrent) vole l’identité d’un homme particulièrement sûr de lui avec les femmes.
Les livres de Patricia Highsmith ne sont pas à proprement parler « beaux », mais ils pourraient l’être, s’ils n’étaient autant associés au genre noir, et au fond c’est pareil. Il n’y a pas non plus dans son écriture une ample « morbidezza » comme on peut la trouver chez les plus grands, principalement dans la blanche, mais ça y ressemble, et c’est peut-être plus subtil, comme le goût d’un sushi. 
Patricia Highsmith a certes beaucoup écrit, et le succès fut souvent au rendez-vous : ses romans sont un bizarre enchevêtrement de poésie et de lucidité. Elle aime à diluer son propos, ne se focalise pas sur la densité, et par moments, nous endort à la manière d’un escroc qui nous attend au tournant. Elle est à ma connaissance la seule femme à transcender le roman noir de manière aussi singulière, bien au delà d’un professionnalisme d’écrivain rompu aux techniques du « suspense ».

Prenant son lecteur par la main, elle l’accompagne et le lecteur, subjugué par le style de l’auteur, désire lui-même s’y abandonner


L’atmosphère de ses livres est formidable. La petite musique d’un être profondément sensible atteint une forme d’aboutissement dans L’empreinte du faux , car elle a un sens éminemment masculin. L’impuissance est le seul sujet masculin de taille, probablement le seul qui vaille. Et peut-être fallait-il que ce soit une femme qui l’aborde, cette introspection étant trop douloureuse à traiter pour un homme. Et c’est ce trouble que le public, essentiellement masculin, ressent tout le temps de façon terriblement sous-jacente chez Patricia Highsmith, comme la saveur délicate du sushi. C’est le ressenti du lecteur qui fait qu’un livre existe, c’est pour ça que Patricia Highsmith nous emporte dans des hauteurs que l’on rechigne d’ordinaire à soupçonner. Prenant son lecteur par la main, elle l’accompagne et le lecteur, subjugué par le style de l’auteur, désire lui-même s’y abandonner. A l’instar de William Blake ou de Dante Alighieri, notre auteure traite à sa façon du thème unique de la poésie, le passage douloureux de l’innocence à l’expérience, et fait sienne la formule de Simone de Beauvoir « la pénétration c’est le viol ».Pénétrer est criminel, le soleil est là pour nous l’enseigner, mais qu’il est douloureux de l’accepter !  
Il y a trois personnages féminins dans  L’empreinte du faux ,  Ina, fiancée d’Howard Ingham qui vit à New York, alors qu’il se trouve en Tunisie pour travailler à son roman. Kathryn, qu’il rencontre pendant son séjour et qui lui plaît, mais avec qui il ne parvient pas à bander. Et Lotte, qu’il a quittée avant de rencontrer Ina et qui occupe ses pensées. Ina vient le rejoindre, mais ils font appartements séparés en Tunisie.
Finalement, ils se séparent de manière définitive, parce qu’il le souhaite. Il reçoit une lettre de Lotte avec qui pourtant il avait coupé les ponts, et qu’il aime sans espoir, ; mais quand il comprend qu’elle veut renouer avec lui, il n’est plus aussi sûr de l’aimer. Tout cela est le propre de l’impuissance au masculin.   

Pour Patricia Highsmith, le roman noir — c’est-à-dire le crime, le meurtre, l’assassinat — est une façon occulte et assombrie de parler de la pénétration, et de ce qu’elle inflige avant tout aux hommes en devenir.


Pour Patricia Highsmith, le roman noir — c’est-à-dire le crime, le meurtre, l’assassinat — est une façon occulte et assombrie de parler de la pénétration, et de ce qu’elle inflige avant tout aux hommes en devenir. Et en tant qu’ancien jeune homme, je comprends cela.  Quand donc les filles sont-elles suffisamment belles, à tous égards, quand donc sont-elles assez elles-mêmes, trop elles-mêmes, pour qu’un garçon éprouve naturellement, surnaturellement, un désir de prédateur, de bourreau, de minotaure ?
Qui entend réellement quelque chose à ce vertige ? A l’évidence, Howard Ingham navigue dans un entre-deux, entre bandaison politiquement correcte et improbable crampe pure premium, cette indolence existentielle confine de plus en plus à l’asphyxie. On ne sait s’il a commis l’irréparable, en projetant sa lourde machine à écrire sur un être chosifié et antipathique qui s’était introduit nuitamment dans sa chambre d’hôtel, il fait un temps l’objet d’une suspicion tenace auprès de son proche entourage européen, tandis que le déni est absolu dans les rangs du personnel arabe qui s’était empressé d’exfiltrer le corps estropié ou mort de l’un des siens. 
 Le personnage veule de L’empreinte du faux  découvre qu’il peut tuer. Patricia Highsmith s’identifie à un homme au point de ressentir ce qu’il ressent de plus inavouable, de plus innommable, elle se mesure à l’impuissance, le ressenti masculin par excellence, et non à la frigidité toute féminine qui est un tout autre ressenti. Un autre métier, si j’ose dire. Elle devient cet homme pour qui les femmes ne sont jamais assez animales pour être pénétrées au plus fort de la vigueur, au plus haut de la virilité. Elle est un écrivain obsessionnel, comme tous les grands écrivains, et ses livres sont autant de variations de son obsession, l’impossible identité.
Si le métier d’homme est difficile, pour elle il est inaccessible, sa quête tient au genre humain lui-même et à ses mystères;  d’ailleurs elle est aussi obsédée par les escargots qui comme chacun le sait sont hermaphrodites. Elle souffre de n’avoir pu endosser une autre identité, on souffre toujours pour des raisons au fond indépendantes de sa volonté.

Voilà où nous emmène Patricia Highsmith, dans la « Oscura Selva » des poètes, de Dante à Blake. 

The night was dark, no father was there; / The child was wet with dew; / The mire was deep, & the child did weep, / And away the vapour flew.


En savoir plus

L’empreinte du faux de Patricia Highsmith, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Gille (Le livre de poche).
De nombreux films célèbres sont des adaptations de ses romans : queques titres montrent assez quels succès ils ont été, indémodabes pour la plupart. Ses oeuvres ont séduit les plus grands réalisateurs
— « L’inconnu du Nord-Express » d’Alfred Hitchcock, sorti en 1951, d’après le livre éponyme de Patricia Highsmith.– « Plein soleil » de René Clément, sorti en 1960, d’après « Le talentueux M. Ripley » de Patricia Highsmith.– « L’ami américain » de Wim Wenders, sorti en 1977, d’après « Ripley s’amuse » de Patricia Highsmith– « Carol » de Todd Haynes, sorti en 2016, d’après le livre éponyme de Patricia Highsmith écrit sous le pseudonyme de Clara Morgan en 1952, une histoire d’amour saphique

 


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