Si vous cherchez un essai sur le maître de l’outrenoir Pierre Soulages, passez votre chemin. « Pierre, » est une lettre d’amour et le récit d’une rencontre, d’un « choc de lumière », magnifiquement transcrits par Christian Bobin.

Par : Sophie Demichel-Borghetti

Il est de belles histoires. Comme celle d’une visite improbable qui offrirait une rencontre miraculeuse.

« Pierre, » est de ces belles histoires : celle d’un écrivain qui reçoit comme un choc amoureux une peinture qui lui rend les mots, qui seule peut faire écho aux mots qu’il jette, qui s’est fait pour lui « écriture avant que les mots se figent ».

Mais qu’est-ce qui s’écrit dans un tableau ? « Ses peintures ont la luisance humide d’une peau retournée. Elles ne montrent rien. Elles disent. Ces tries noires sont des microsillons. La voix du peintre est prise dedans. Il parle, seul. Sur une surface plus ou moins grande. Seul. »

Parfois, après une rencontre exceptionnelle,  d’un être ou de son art, nous vient la nécessité de l’abandon de soi-même ; dans le calme, dans l’arrêt de soi. Aller chercher la fin de son monde ordinaire. Alors l’écrivain prend un train très étrange, censé le conduire vers ce peintre qui peut montrer l’invisible des âmes humaines errantes.

Sortir du néant de soi

Quand on aime, il faut partir. Partir affronter le bouleversement de la  rencontre. Et le temps s’arrête quand se décide le départ, comme on part en braconnage. Comme la flèche de Zénon qui n’atteint son but que dans son seul chemin incertain. Christian Bobin nous offre le récit de ce départ.

Et, en une lettre d’amour, un  poème qui n’en finit plus, il écrit. Il décrit. Il décrit les étapes de cet appel impérieux vers l’artiste qui a su lui rendre le désir de sortir du néant de soi, de la moquerie, des apparences ; vers le mystère de la naissance d’une pureté à écarter tous les diables.

Et il est beau, apaisant, d’entendre la voix de qui sait écrire, et, pour une fois, ne prend pas la plume pour parler de soi, mais pour s’oublier, s’abandonner, chercher cet essentiel toujours au-delà, et l’y chercher dans les traces d’un autre que soi : « La force est sans cesse donnée et redonnée aux anges que nous ne sommes plus, et qu’il nous faut redevenir si nous tenons à rester humains. Soulages est un des noms de cette force. »

Peinture sur toile 202x143 cm • Musée Pierre Soulages Rodez
Peinture 202 x 143 cm, 30 Novembre 1967, Rodez, musée Soulages

Peut-être, est-ce l’histoire d’un voyage, qui n’a peut-être pas été. Mais quelle importance ? Christian Bobin a-t-il  vraiment rendu visite à Pierre Soulages ?  Même rêvée, cette visite est comme un vrai, un beau dernier voyage. Vers une reconnaissance… ou un ultime remerciement.

Faire éclater le temps ordinaire

L’écrivain va ainsi chercher à surprendre, par effraction même, cette alchimie dont le peintre peut-être, ne sait rien, dont il ne veut rien savoir. Parce que l’artiste ne sait rien. Il fait.

Christian Bobin a traversé cette peinture rencontrée comme on s’échappe du monde, du temps. Être traversé par la puissance d’un artiste, comme l’est, au cours de ces lignes mouvantes, le narrateur, c’est que l’essentiel, le plus intense de ce que nous pourrons vivre est un diamant évanescent, qui nous éblouit parfois, que, par miracle, certain.e.s font éclore.

Ce que l’écrivain a rencontré dans la peinture de Pierre Soulages a changé son regard. La vie n’est faite que d’éclairs. Celui qui l’a compris, alors, cherche, et nous fait attendre, au détour d’un souvenir, d’un espoir, ces fulgurances qui font éclater le temps ordinaire, et désignent les failles par où s’échapper, respirer, cet « …arrachement sans profit à l’abominable préférence que nous avions pour nous-même. » : ces failles gravées en noir.

Ce qui saisit l’écrivain dans le tableau est donc ce qui se joue dans l’art. Et qu’elle soit réelle ou rêvée est sans importance, cette « vagabondance » fait entendre la vacuité de nos vies, la rareté d’un singulier invisible, sauf par le rêveur, le contrebandier ou l’artiste.

Donner chair aux silences de la vie

« Il y a une présence qui a traversé les enfers avant de nous atteindre pour nous combler en nous tuant » : pour le désir de cette présence et de tous les mots à venir, qui seront les seuls mots d’Amour, parfois, il faut monter  dans des trains impossibles, trains fantômes, seuls chemins pour trouver sa voix, son timbre, sa place.

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Homme détaché, lointain, être qui « se moque »,  Christian Bobin a toutefois dû, un jour, cesser de se moquer, et prendre l’un de ces trains. Passager clandestin du monde, il ne cesse de nous conter ce « choc de lumière », de ce noir improbable étalé sur des toiles, bonheur qui l’a brûlé à se perdre, à ne pouvoir se retrouver qu’en allant en chercher l’origine.

En glanant ces petits signes que parfois l’éternité nous laisse, en nous  les offrant dans « Pierre, » le récit de Christian nous conduit à Pierre Soulages, à cet ami dont l’art donne chair aux silences de la vie. Quelles que soient les lumières de la nuit, et que la porte soit ou non close, il nous en restera cette étrange et persistante brûlure de l’alchimie créatrice.


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