Dans le Typographe de Whitechapel, l’écrivaine et traductrice Rosie Pinhas-Delpuech retrace le parcours du grand linguiste juif Yossef Haïm Brenner, père de l’hébreu moderne. Un roman aussi biographique que poétique.

Par : Jean-Pierre Castellani

Ce livre de Pinhas-Delpuech est passionnant, original et instructif. Pourtant, on pouvait éprouver des craintes à la lecture du titre énigmatique Le typographe de Whitechapel et du sujet. Une biographie d’un grand linguiste juif, Yossef Haïm Brenner. Ce typographe dont on apprend précisément qu’il est le réinventeur de l’hébreu moderne. On pouvait craindre un texte très savant, informatif, écrit pour des spécialistes. Et de perdre aussi dans tous les détails linguistiques-le passage du yiddish à l’hébreu-, historiques – le destin des juifs depuis le XIXᵉ siècle- ou politiques avec la création de l’État d’Israël, à l’époque contemporaine.

Or il n’en est rien. Rosie Pinhas-Delpuech nous entraîne dans une enquête palpitante, sous une forme narrative, souvent autobiographique ; mêlant à la fois la recherche scientifique et d’autre part les citations et traductions de textes connus, dont un de Philippe Roth. Ou même la recréation imaginaire de rencontres improbables entre le protagoniste de cette histoire et certaines personnalités comme Freud ou Jack London.

Né en 1881 à Novy Mlini, à la frontière entre la Russie et la Biélorussie, Y.H. Brenner, est avec Bialik et Agnon, l’un des grands écrivains fondateurs de l’hébreu moderne. Il  meurt assassiné, lors d’émeutes arabes antijuives à Jaffa, en 1921, à l’âge de quarante ans. Comme Moïse qui ne traverse pas le Jourdain pour voir la réalisation de sa démarche ; il disparaît avant la réussite de son rêve.

Les références aux textes bibliques sont nombreuses dans le livre de Pinhas-Delpuech. Elles exigent du lecteur un effort constant, parfois démesuré, pour en saisir toutes les valeurs historiques ou religieuses.

Une véritable œuvre littéraire

Au fil des pages, que l’on lit comme un roman, cette biographie romancée nous apprend beaucoup sur le parcours des juifs à travers le récit palpitant de la vie de ce Brenner ; dont nous ne savions rien. Elle nous informe de ses aventures ; depuis les pogroms russes du début du XIXᵉ siècle jusqu’à l’époque contemporaine avec la création des kibboutz en Israël.

Brenner est en fait, la figure parfaite de l’émigré juif de l‘Europe de l’Est qui trouve refuge en Europe, à Londres en particulier. On le suit dans ses créations de journaux, ainsi que dans sa recherche d’une nouvelle langue, l’hébreu. À vrai dire, le récit de sa vie est un hommage, au-delà du destin tragique des juifs, aux émigrés condamnés à un éternel exode. L’évocation du quartier londonien de Whitechapel ; ce ghetto, où s’entassent des milliers de juifs qui y travaillent dans des conditions misérables, est saisissante. Et en somme, d’un réalisme digne de Zola. De cette renaissance culturelle hébraïque, proviendra en partie la création de l’État d’Israël.

Pinhas-Delpuech mêle des indications biographiques précises ; fruits d’un gros travail de recherche dans les archives des émigrés juif à Londres, des extraits des romans de Yossef Haïm Brenner lui-même ; de même que des citations d’articles de presse, ou la consultation de photographies  à des anecdotes très personnelles où le « je » de la narratrice s’intègre subtilement au récit de la vie de Brenner. Tout cela enrichit et transforme cette biographie en une véritable œuvre littéraire..

L’hébreu est devenu ma charpente

En effet, Rosie Pinhas –Delpuech est née, en 1947, en Turquie dans une famille judéo-espagnole où l’on parlait turc, allemand, mais également français. Et c’est le français qui s’imposera d’autant qu’elle ira étudier à Paris et découvrira l’hébreu plus tard. Elle a vécu son adolescence à Istanbul, avant de partir pour la France. Puis de passer une douzaine d’années en Israël et de revenir s’établir définitivement à Paris. On peut la considérer comme une femme de lettres franco-turque, écrivant en français. Elle avoue : «Apprendre l’hébreu est devenu ma charpente ».

À lire aussi : Traduire dites-vous ? (Langue et Sacré)

Elle a raconté sa propre enfance à Istanbul dans un délicieux récit autobiographique Suites byzantines, (bleu-autour, 2009). Depuis toujours, elle vit entre les langues, turc, français, allemand. Elle est aujourd’hui l’une des principales traductrices en français de la littérature contemporaine en hébreu. Elle dirige la collection “Lettres hébraïques” des éditions Actes Sud. Pour les éditions Bleu autour, elle collabore à la publication en français de l’œuvre du grand nouvelliste turc Sait Faik Abasiyanik louée par Nedim Gürsel et Orhan Pamuk.

De Babel à l’Héritage

L’histoire commence par un chapitre intitulé à juste titre « Brouhaha » et se termine par un autre  nommé « Héritage ». On passe tour à tour de la transcription du mélange des langues dans un autobus londonien ; mélange de russe et de yiddish parlés par tous ces immigrés aux accents différents, palimpsestes de langues, qui préparent la naissance de l’hébreu ; issu de ce que la narratrice appelle « le hasard énigmatique des langues ». Dès le début, la narratrice est à l’écoute de ce brouhaha confus qu’elle essaie de déchiffrer. Ce livre présente d’abord une réflexion sur la transmission des langues. Mais aussi sur la traduction, l’usage des mots, la notion de langue maternelle. Le récit suit l’errance de Brenner. De Londres à Berlin, et au port de Haïfa et à Merhavia, près de la Galilée. Où il fonde une des premières coopératives agricoles.

Parallèlement celle de la narratrice de la Laconie à Tel-Aviv et en Israël en passant par New-York, pour s’établir enfin en France. C’est donc aussi une interrogation sur l’émigration juive en rapport avec les épisodes bibliques. C’est pour elle que Brenner veut réinventer l’hébreu. Un hébreu moderne, concret, quotidien. Il veut donner une langue à ces victimes de l’Histoire depuis les pogroms de l’Europe de l’Est au début du XXᵉ siècle jusqu’à l’Israël d’aujourd’hui.

Brenner est un horizon

Dans ce livre qui vibre à chaque page, Rosie Pinhas-Delpuech nous fait partager sa fascination pour ce personnage extraordinaire que fut Y.H. Brenner, au destin exemplaire. Elle nous conduit aussi à réfléchir sur la notion de langue et son importance pour la naissance d’une Nation et la survie d’un peuple. Il se termine par ces mots qui résument son message, encore d’une grande actualité :

« Entre le XIXᵉ siècle de ma grand-mère et le XXIᵉ siècle où je vis, le fleuve commence à devenir large et long, avec une perspective, une vision. Brenner est un horizon. Il est rare que dans toute l’histoire de l’humanité un homme ait pris une langue sur son dos pour sortir de la détresse et la faire vivre pour lui et pour les autres. Avec la pente toujours proche et le compte jamais fini ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *