par Sophie Demichel-Borghetti
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Il est difficile de se regarder ; de se regarder vraiment, visage de chair dans un miroir qui me montre toujours différent, donc qui ne me montre rien. Qui me montre que je ne suis rien.
« Comment devenir soi ? (…) Proust et Cocteau furent hantés par cette question », écrit Claude Arnaud. Au-delà du récit qu’il produit ici sur l’histoire vraie de deux grands écrivains et de leurs rapports, ce texte ouvre une fenêtre, celle qui nous intéressera en ces quelques lignes : les suivre ensemble, c’est rentrer dans cette question quand elle se pose devant l’énigme de l’écriture.
Qu’es-ce que le « Je » ? C’est bien la question commune et essentielle à laquelle cherchent à répondre ces deux désirs d’écritures, qui vont se heurter au travers des hommes qui les ont portés, presqu’à leur insu. C’est cette question qu’il y a à effleurer dans ce en quoi l’écriture peut y répondre… Sinon, elle n’est rien !

Peut-on se regarder ainsi autrement qu’à travers un masque ?

Pour Claude Arnaud, ce que nous indiquent Proust et Cocteau, c’est que ce ne peut être que dans le miroir du livre, en attestant de notre vie par l’écriture. Parce que tout doit être vécu une fois pour être écrit une fois.

C’est de ce vécu/écrit que nous parle Claude Arnaud, ce vécu commun de ces deux poètes.
Et de leurs œuvres, qui seraient en réalité le miroir de ces écrivains, d’autres images d’un soi désiré.
C’est au travers seulement de cette écriture plus ou moins partagée, en écho, que peuvent « devenir soi » ces deux personnages, comme des icônes de cette si terrifiante question de l’être.

L’un et l’autre… L’un avec l’autre ou l’un «contre » l’autre ?

Marcel Proust « avait toujours quatre ans » pour sa mère, la seule qui puisse le nommer, et n’existait pas pour ce qu’il était aux yeux des autres, dont pourtant il désirait seulement l’amour pour attendre ce nom qu’il devait se donner – qu’il commencera par changer dans ses premiers écrits. Ce que l’on comprend alors, dans le récit de l’« identification » de ses désirs, c’est un manque infini…
Il était celui-là en trop dans le monde…. Un être « pas là », pas encore ; quand le rejet du monde produit l’excès et la solitude.

Jean Cocteau, comme en miroir, va incarner dans cette figuration iconique que propose Claude Arnaud, cet « être- pour -les autres », tel que Claude Arnaud le nomme. Celui-là apparemment à l’opposé de la solitude du « petit Marcel ».

Il sera dans l’image que lui renvoie les autres, une affabulation d’un être « pas tout à fait fini », qui ne peut se constituer que dans le miroir inventé, par le regard à la fois désiré et inventé d’autres, toujours autres et toujours le même – le/la même, indifféremment au bout du compte.

« Sa vérité tiendrait-elle dans l’impossible addition de tous les êtres qu’il devine en lui ? », questionne Claude Arnaud, définissant ainsi le sujet Jean Cocteau à un homme dépendant d’un univers mondain, de plus en plus, de mieux en mieux, jusqu’à s’en servir pour écrire.
Il lui fallait des images de fixation… Alors « Proust sera l’une d’elles.. »…. Juste un temps.

Peut-être parce que le « devenir » de l’auteur de la  Recherche du Temps Perdu  sera de plus en plus, de mieux en mieux, de rentrer dans la littérature comme on rentre en religion, après justement n’avoir été rien que cette image parfaite… mais toujours absente. « Si Cocteau ne peut s’identifier à Proust, c’est d’abord que Proust n’existe pas ».
Cocteau découvrira, aimera cette image, cette absence aussi, jusqu’à la renvoyer au lointain.

Leur rencontre, récit qui constitue le roman de cet essai – que nous ne détaillerons donc pas ici, laissant aux lecteurs le plaisir de la découvrir, tant elle fut cachée de l’histoire littéraire -, représente un temps de croisement, un événement fondateur de cette même histoire ; puisqu’elle a transformé la manière dont ces hommes mortels ont habité ce monde où ils ont écrit une œuvre immortelle.

Elle fut événement littéraire, parce qu’elle a mis en jeu, qu’elle qu’en fut l’issue pour les êtres humains, une confrontation qui a signifié quelque chose d’essentiel.

Ce « quelque chose », est que, quand se rencontrent deux hommes qui doivent s’aimer pour faire quelque chose d’eux-mêmes, se rencontrent deux « autrui » : Deux qui savent tout de suite que celui qui vous créera, qui vous aimera, sera toujours un regard fondateur, un juge essentiel, mais un ami fragile.

Disant de Jean Cocteau : « Il sera moderne, quoiqu’il en coûtera », l’auteur ainsi dessine, dans la séparation annoncé du destin de ces deux hommes, qu’il sera celui qui a rencontré le meilleur de ce qui était, qui a été reconnu comme pair, mais doit aller au-delà, toujours…

Permettons nous alors, comme en incise éclairante de ce qui se joue d’un peu métaphysique dans cette histoire littéraire d’évoquer ici Jean-Paul Sartre : «  C’est en vain que la réalité humaine chercherait à sortir de ce dilemme : transcender l’autre ou se laisser transcender par lui. L’essence des rapports entre consciences n’est pas le Mitsein, c’est le conflit » (E.N).

Ce philosophe, non évidemment cité, mais si implacablement présent, permet juste ici de tracer que, s’il doit y avoir rapport réel à l’autre, ce rapport fondamental est ainsi d’amour et de haine, non d’accord.
Puisque, du point de vue de cette fatalité qu’est l’impossibilité humaine de se donner une détermination propre même l’amour n’est qu’un avatar de cette volonté, de cette nécessité radicale de maîtrise ou de domination : La philosophie de Sartre est une position théorique spéculaire : c’est de faire du miroir des « soi » la fondation d’une subjectivité qui n’existe pas par nature, par destination. Parce que l’homme n’est pas, ce qu’il y a est du néant !!

Nous devons donc commencer par parler du quotidien à la fois insignifiant, et terrifiant parce qu’il nous renvoie à ce rien que nous sommes, pour pouvoir parler de l’essentiel, de ce « je » que nous pourrons peut-être devenir.

Une des dimensions frappantes du récit, a priori ancré en littérature, de Claude Arnaud, c’en est la dimension, non seulement historique, mais pourrait-on dire «  historicisante ».
Il est quand même jubilatoire, pour un lecteur, averti ou non, de retrouver une telle lecture concernant l’auteur de  Contre Sainte-Beuve , Proust signalant justement dans cet essai aussi perfide et intelligent que célèbre, la bêtise qu’il y avait à identifier l’œuvre d’un artiste et sa vie « mondaine », ou visible…« L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne » (Marcel Proust).

Cela, non seulement Claude Arnaud ne peut l’ignorer, mais il en joue à la perfection, comme dans une ultime provocation, un ultime défi à l’éblouissement que fut pour lui cette « rencontre ». Parce que cet essai n’est pas une critique littéraire, mais une histoire d’amour.

C’est cet amour impossible qui se revit dans ce récit. Pour éclairer deux œuvres… peut-être, ou pas.
Justement parce que les œuvres se dissimulent, se perdent alors dans la disparition sous toutes ses formes, la hantise de l’impuissance et de l’échec, dans « l’impossible réciprocité qui mine toute relation ». Pour ne laisser que des chefs d’œuvres comme trace de cette disparition.

Le remarquable de cette histoire, ainsi, devient le commun de ces être en recherche, qui a permis leur rencontre et les a propulsé au loin l’un de l’autre ; ce commun est la nécessité de l’écriture pour « devenir soi ». Et cette écriture, ils la prennent en partie dans cet événement de leur amour – ou quel qu’autre nom qu’on lui donne.
Et si cette rencontre devait ne dire qu’une seule chose, elle dirait cette chose essentielle sur ce qu’est écrire : C’est toujours être dans le seul rempart à la déchéance, au rejet. C’est dire que la littérature est la seule vie possible, un instant échappé à l’injustice et à la méchanceté du monde. Justement – comme pour confirmer l’intuition de Proust et la désillusion de Cocteau -, justement parce que l’on n’y retrouve plus rien du monde !

La terreur de qui sait la disparition inévitable d’un « soi » illusoire est bien ce « commun » à Proust et Cocteau : la certitude de la difficulté d’être, de la nécessité de l’Amour et du risque permanent de sa perte.

Et la question commune qui va les rapprocher, puis les mettre comme en conflit dangereux, est bien celle-ci : Qui se souviendra de ce que fut mon ami, sinon ce que j’en aurais écrit ?
Ecrire, ce n’est qu’aimer le faire pour tous ceux que l’on aime, qu’on se souvienne d’eux par soi et de soi par eux.

C’est ainsi qu’ont écrit Proust et Cocteau, ensemble ; l’un avec l’autre – donc l’un contre l’autre, comme cet « autrui » qui nous donne un nom dans son absence, parce que je ne suis que ce qu’il n’est pas et ce pourquoi je ne peux que l’aimer… pour n’obtenir rien de lui que sa disparition.

Deux hommes. L’homme fragile, usé, et le tueur glorieux… Qui est l’un, qui est l’autre ? Claude Arnaud l’identifie, l’histoire le dira.. Mais c’est sans importance, puisque leur commun dans l’écriture depuis cette recherche de soi les rend interchangeables au miroir de la vérité poétique, qui est vérité janusienne.

Ecrire, c’est toujours écrire à la place de ce vide qui vit encore en soi au bord des larmes, au bord des yeux de ceux qui savent se regarder dans ce miroir qui ne renvoie aux hommes que leur néant… et aux génies leurs œuvres immortelles !

 

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