Dans cette nouvelle chronique, Kévin Petroni évoque le dernier ouvrage de Jérôme Ferrari intitulé Il se passe quelque chose, publié aux éditions Flammarion.

Ce mot, situation, n’est pas anodin, car en publiant l’ensemble des chroniques qu’il a écrites dans le journal La Croix de janvier à juillet 2016, Jérôme Ferrari est sorti du silence. Je ne dis pas que celui-ci s’est engagé, car comme nous l’explique Sartre, l’homme n’a pas à s’engager puisqu’il est toujours-déjà engagé. En revanche, comme Sartre a pu l’écrire dans le premier numéro des Temps modernes, je dis que « l’écrivain est en situation dans son époque », je dis qu’il a une responsabilité dans la mesure où il est condamné à choisir. Dès lors, le moindre de ses silences et le moindre de ses mots pèsent et s’inscrivent dans le temps. Il faut admettre que la véritable nouveauté, la seule chose qui se passe dans ces essais, c’est la prise de parole de Jérôme Ferrari lui-même, sa volonté de se situer, à l’instar de Patrick Boucheron dans son Histoire mondiale de la France, contre les passions tristes (P.8) :

Mais il est des moments, en dehors de toute considération d’efficacité, où se taire quand on a le privilège, mérité ou pas, de pouvoir s’exprimer, devient une faute ; plus qu’une faute même : une obscénité. (P.9)

L’on doit analyser la manière dont cette mise en situation prend forme. Qui parle, lorsque Jérôme Ferrari décide de dire « je » ? Pour le découvrir, encore doit-on opérer à un déplacement. Je ne parle pas seulement d’un déplacement éditorial : Actes sud pour Flammarion ; mais plutôt d’un changement de statut : le romancier, n’ayant « aucune autorité ou compétence particulières pour juger du cours du monde » (P.7), le romancier ne pouvant penser uniquement « dans ses romans, et seulement dans ses romans » (P.8), celui-ci est alors contraint de céder sa place à l’essayiste, l’on dira à l’intellectuel si l’on entend, derrière ce terme éminemment sartrien, l’action d’une personne ayant pour but de modifier le cours du monde lorsque ce même monde l’expose intimement à la nécessité de le changer et pour les autres et pour lui.

Les thématiques d’écriture du romancier sont réutilisées dans le champ de l’essai de telle sorte que l’on peut considérer ce transfert comme une introduction à l’oeuvre romanesque : d’abord, la question fondamentale du double que pose Clément Rosset dans son ouvrage sur le réel. Ce thème ouvre le problème ontologique du temps, ce problème soulevé par le titre, Il se passe quelque chose. Lorsque je dis cela, je suis en train de réaliser une altération du présent, je rends le temps autre pour reprendre le terme de Paul Ricoeur à la fin du troisième volume de Temps et récit ; je dis que le présent se décolle de lui-même, que le temps vulgaire, le temps banal, est dépassé par la distentio animi, le temps qui marque ma conscience, le temps qui apparaît et que je dois reconfigurer dans un récit. C’est tout le problème du réel : le réel est bête, le réel est vulgaire, parce que le réel s’arrête à ce qui est; mais moi, je suis incapable de comprendre ce qui est, moi, le réel m’angoisse parce qu’il confronte ma volonté à une limite ; dès lors, tout ce que je peux faire, tout ce que je reçois, c’est quelque chose qui passe dans mon système de représentation, quelque chose qui voyage dans ma langue, c’est quelque chose que je ne veux pas voir, que je nie ou que je modifie, lorsqu’il échappe à ma manière d’éprouver et de ressentir le monde. Puis, Jérôme Ferrari aborde le point philosophique essentiel de son oeuvre : le mal. L’oeuvre de Boris Savinkov, Le Cheval blême, ayant donné lieu à la pièce de Camus, Les Justes, s’inscrit dans un débat auquel Jean-Paul Sartre pourrait être convié concernant la terreur : un idéal politique s’accomplissant dans la violence résiste-t-il au meurtre ou ses défenseurs basculent-t-ils du côté du péché une fois le crime réalisé ? Enfin, il y a l’Algérie. Jérôme Ferrari, en parlant de crime à propos des actes de torture que les troupes militaires françaises ont commis lors de la guerre d’indépendance, s’expose au risque d’une énième polémique sur le sujet. Il n’en reste pas moins que sa réponse résonnera dans l’esprit de ceux qui ont lu Où j’ai laissé mon âme comme le signe de cette distinction que Karl Jaspers établit dans La Culpabilité allemande : je ne suis pas coupable des crimes de mes parents, mais j’en suis l’héritier (P.77). « Nous sommes dépositaires des oeuvres de nos pères ; et aussi de leurs péchés », écrivait Jérôme Ferrari dans Dans le secret (P.43). Cela signifiait déjà que l’homme n’était pas coupable des crimes de ses parents, qu’il ne devait donc pas être en position de revanche en faveur des siens ; néanmoins, cela revenait aussi à dire que la communauté le plaçait dans une situation de détermination, dans le sens où celle-ci l’obligeait à partager une histoire, à se souvenir d’un passé commun,  dont il n’était ni l’acteur ni le complice. 

Bien sûr, il conviendrait d’évoquer les chroniques sur l’éducation, sur la politique, sur la publicité, tous ces textes tournés vers une analyse de la langue, du lieu commun, de la bêtise figée dans le discours à la manière de Victor Klemperer dans Lingua Tertii Imperii – l’auteur ne dénonce-t-il pas la langue utilisée dans le “débat” public » en l’associant à un « cadavre », cette langue morte que dénonçait déjà le philologue allemand en évoquant celle de la propagande nazie ? (P.54). Par ailleurs, il faudrait traiter ces chroniques afin de rendre compte de cette position de l’intellectuel dont le raisonnement est taillé par la circonstance – le risque pour l’Europe de disparaître, la guerre qui menace, le racisme et la haine contenus dans le débat politique français etc. Seulement, au risque de revenir sur mes propos, il me semble que cette figure d’essayiste ou d’intellectuel doit être relativisée dans la mesure où l’auteur lui-même la remet en cause à la fin de son ouvrage. :

Si l’on s’acharne, on court le risque de se forger imperceptiblement, au fil des semaines, un avis sur tout et de se persuader que cet avis, lequel ne peut bien entendu manquer de passionner la terre entière, est de surcroît le seul légitime. […] Pouvoir me taire quand je n’ai rien à dire est un luxe auquel je ne peux me résoudre à renoncer tout à fait. (P.150) 

On pourrait répondre qu’il ne s’agit pas là d’une contradiction, mais de l’affirmation même de la position d’intellectuel : un combat s’arrête lorsque le sujet estime être parvenu au terme de son effort. Seulement, en ce qui concerne Jérôme Ferrari, est-il réellement parvenu au bout de son action ? Ne voit-on pas plutôt resurgir l’incapacité d’une conscience à transformer les choses, l’incapacité des mots à s’universaliser sans que ces derniers ne deviennent la marque d’une vanité – ne distingue-t-on pas une conscience malheureuse ? L’intellectuel ne transforme pas le monde, il est responsable des autres et de lui-même, mais il est seul, profondément seul. Il fait son travail, mais personne ne le lit, personne ne l’entend, personne ne l’écoute ; car lorsqu’on le lit, lorsqu’on l’entend, tout ce que l’on perçoit est transformé afin d’épouser les limites confortables de son monde, tout ce que l’on fait, ce n’est pas se libérer, c’est rester profondément inscrit dans une situation de passivité. Il faudrait aller plus loin en disant que cette situation de passivité est expressément exigée par l’auteur lorsqu’il formule le voeu de se taire, lorsqu’il se trouve implicitement dans une situation d’impuissance face au monde. Après tout, « je crains que la seule chose que nous puissions faire, c’est le constater » (P.11), Jérôme Ferrari citait un extrait du Totalitarisme de Hannah Arendt et pourtant, dans cette phrase, toute la résignation de l’auteur est contenue dans le verbe constater : rien ne changera, et tout ce que l’on est en capacité de faire, la seule action qui est possible, c’est de le déplorer. La leçon de choses se poursuit.

Informations utiles 

Jérôme Ferrari, Il se passe quelque chose, Paris, Flammarion, 150 pages, 12 euros.