Agrégé de philosophie et docteur d’État ès-Lettres (thèse sur Le futur dans l’œuvre de Nietzsche), Philippe Granarolo a commencé à enseigner la philosophie à Ajaccio en 1971. Puis à Bastia, et enfin en classe de Khâgne à Toulon jusqu’en 2008. A présent retraité, il anime des Cafés-philo et intervient régulièrement dans les Universités du Temps Libre de l’agglomération toulonnaise. Il participe également aux travaux de l’Académie du Var et donne de nombreuses conférences. 

Philippe Granarolo est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages et d’un nombre considérable d’articles. Parmi ses œuvres, le très remarqué L’individu éternel : l’expérience nietzschéenne de l’éternité (éd. Vrin), paru en 1993. Et ses 3 dernières publications : Les carnets méditerranéens de Friedrich Nietzsche ( éd. Colonna, 2017), En chemin avec Nietzsche (éd.L’Harmattan, 2018) et Dessine-moi un chat de Schrödinger : quand la philosophie quantique révèle l’Extra-Ordinaire de notre quotidien, avec Virginie Langlois, (éd. Parole, 2019)

Propos recueillis par : Marie France Bereni Canazzi

Pourquoi Nietzsche a-t-il parfois été considéré comme un ancêtre du nazisme ? Cette affirmation est-elle justifiée ?

Cette affirmation est scandaleuse et particulièrement infondée. Elle a pour origine les amitiés douteuses de sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche. Adepte du pangermanisme et épouse d’un officier prussien raciste et nationaliste. Elisabeth a osé publier en 1901, un an après la mort de son frère, un faux Nietzsche intitulé : La volonté de puissance qu’elle a diffusé dans les milieux qui ont œuvré à la victoire des nazis. Elle a offert en 1933 la canne de Friedrich à Adolf Hitler, qui a tenu à assister à ses obsèques en 1935. Dans mon article « Le Surhomme : mythe nazi ou image libertaire ? », je décline tous les arguments permettant de comprendre en quoi la philosophie nietzschéenne se situe aux antipodes de l’idéologie nazie.

Peut-on parler de Nietzsche sans parler de Wagner ? En dehors de Wagner a-t-il fréquenté des personnages  célèbres ?

Manipulé par Wagner au début des années 1870, Nietzsche a publié en 1872 une première œuvre qu’on peut qualifier d’œuvre « de commande ». La naissance de la tragédie. Cet ouvrage, le seul ouvrage de Nietzsche ayant connu un succès éditorial grâce à l’appui des milieux wagnériens, a eu pour effet que Nietzsche fut catalogué comme un wagnérien proche de l’idéologie pangermaniste du compositeur. Il n’a eu de cesse, jusqu’à ses derniers moments de lucidité, de lutter contre cette étiquette infiniment éloignée de la réalité de sa philosophie. En dehors de Wagner, Nietzsche n’a guère fréquenté les grands personnages de son temps. À l’exception peut-être du philosophe Paul Rée, qui connut une certaine notoriété de son vivant, mais qui n’est plus lu aujourd’hui. Et de Lou Andréas-Salomé, qui sera la maîtresse de Rilke et l’amie de Freud.

Pourquoi n’a-t-il pas aimé Socrate ?

Nietzsche n’a sans doute pas redécouvert la philosophie des prédécesseurs de Socrate. (Hegel et bien d’autres philosophes allemands l’avaient fait avant lui). Mais il est le premier à avoir compris que ces présocratiques (Thalès, Anaxagore, Empédocle, Héraclite, etc.) étaient des penseurs exceptionnels. On peut lire aujourd’hui les superbes ouvrages que mon ami Marcel Conche leur a consacré. Pour Nietzsche, ces philosophes de la Nature se situent très au-dessus de Socrate  et de Platon, qui ont selon lui «rétréci» l’horizon de la pensée hellénique. Et qui ont surtout introduit l’idée d’une imperfection du monde sensible qui fera le lit du christianisme.

Vous le présentez marcheur dans les Carnets méditerranéens notamment. Qu’est-ce qui l’atteste ?

Toute la correspondance de Nietzsche en atteste. Ainsi que les témoignages de ses proches : son secrétaire, le musicien Heinrich Köselitz, que Nietzsche avait rebaptisé Peter Gast, son ami le théologien Franz Overbeck, et bien d’autres encore. Les considérables problèmes de santé qui l’ont handicapé durant toute son existence (problèmes ophtalmiques, incessantes céphalées, difficultés digestives, etc.), tristes préludes de l’effondrement de 1889, lui interdisaient de longues stations à son bureau. Il marchait de longues heures avant de revenir coucher dans ses cahiers les pensées qui lui étaient venues en marchant.

L’expression “Gai savoir” ne fait-elle pas difficulté ? Qu’est-ce que Nietzsche voulait dire par là ?

Nietzsche emprunte cette expression aux troubadours occitans, pour qui «Lo Gai Saber» signifiait une connaissance joyeuse aux antipodes d’une théologie aussi sérieuse qu’ennuyeuse. Il faut entendre deux choses derrière cette formule. La première est qu’il n’y a aucune autre issue pour se réconcilier avec le monde et avec l’existence de la connaissance. La découverte de Spinoza et de son «troisième genre de connaissance» en 1881 a certainement été décisive sur ce point.

La seconde est la conviction que nous ne reviendrons jamais en deçà de la science et de la vision du monde que véhiculent les grandes théories scientifiques modernes. Si la science semble nous infliger ce que Freud a nommé des «blessures narcissiques» ; elle est aussi porteuse de messages joyeux qui peuvent nous amener à ressentir que nous sommes parties prenantes de la nature. Que celle-ci nous a engendrés, et que nous incorporer à son jeu infini est la seule voie de salut pour les hommes.

Qui est ce fameux Zarathoustra ? Un sage ?

Zarathoustra n’est autre que Zoroastre, le fondateur de la religion perse. Il est donc celui qui le premier a apporté aux hommes l’idée que le Bien et le Mal se combattent éternellement. Et que leur opposition dirige le monde. Pour aller vite, on peut dire que Zoroastre a offert aux humains la première morale de tous les temps. L’idée de Nietzsche est donc de faire redescendre Zarathoustra parmi les hommes, afin qu’il établisse un bilan du cadeau qu’il a offert à l’humanité.

Ce qui signifie deux choses. La première est que le  «moment moral» n’a pas été négatif, qu’il a été une étape nécessaire dans l’évolution de notre espèce. (Beaucoup de lecteurs de Nietzsche sont passés à côté de cette première leçon). La seconde est qu’il s’agit maintenant de dépasser cette première étape ; d’aller «par-delà Bien et Mal». L’ouvrage portant ce titre était considéré par Nietzsche comme la suite logique d’Ainsi parlait Zarathoustra.

Pourquoi parler de Surhomme ? Qui peut en devenir un ?

Il ne faut jamais perdre de vue que le Surhomme est un thème qui s’évanouit à l’intérieur même d’Ainsi parlait Zarathoustra. Comme je pense l’avoir démontré dans mon essai Nietzsche et les voies du surhumain. Le Surhomme est avant tout un thème «pédagogique». Il est destiné à rouvrir l’histoire au moment où l’humanité risque de s’immobiliser dans la pitoyable figure du «dernier homme». Ce jouisseur étriqué et sans ambition persuadé d’avoir «inventé le bonheur». Nietzsche écrira dans La généalogie de la morale en 1887 que l’homme est un être «éternellement à venir». Formule qui enterre définitivement l’idée de Surhumain.

Qu’est-ce que l’idée d’Éternel retour ?

Je suis le seul interprète français de Nietzsche qui a consacré un livre entier à l’hypothèse du Retour Éternel. (Si l’on excepte l’ouvrage de Pierre Klossowski paru en 1969, Nietzsche et le cercle vicieux, ouvrage plus littéraire que philosophique). Ce livre, le premier que j’ai consacré à Nietzsche en 1993, a pour titre L’individu éternel / L’expérience Nietzschéenne de l’éternité.

Il est actuellement épuisé, mais la Librairie Philosophique Jean Vrin m’a assuré de sa prochaine réédition. Je ne peux qu’y renvoyer tes lecteurs ; me sentant tout à fait incapable de résumer en quelques lignes les 174 pages de L’individu éternel.

Pour pallier cette défection ; je me contenterai de citer la formule décisive d’Ecce Homo, qualifiant le Retour Éternel de «formule d’approbation la plus haute qui se puisse concevoir».

Quelle œuvre permet de découvrir  sa philosophie sans que cela soit trop ardu ?

J’ai souvent recommandé la lecture du Crépuscule des idoles. Livre publié en 1888, dernière année de lucidité du philosophe, dont de nombreuses pages sont absolument lumineuses. Et qui peut constituer une très belle porte d’entrée dans l’œuvre nietzschéenne. Mais un texte très bref de 1873 peut également jouer ce rôle. Il s’agit de Vérité et mensonge en un sens extra-moral. Véritable bijou philosophique, que l’excellente interprète de Nietzsche que fut Sarah Kofman recommandait systématiquement à ses étudiants de la Sorbonne.

La Corse l’a intéressé. Qu’en a-t-il dit qu’on trouverait notamment dans vos œuvres ? Pourquoi n’y est -il pas venu ?

Divers contretemps ont eu pour effet de reporter les trois projets de voyage en Corse qui ont jalonné l’existence de Nietzsche. Le plus intéressant est le dernier en 1888. Le philosophe proposant à son secrétaire Peter Gast de s’établir pour cinq années à Corte. Les quelques pages que j’ai tenu à consacrer à ces projets de voyage en Corse dans mon essai : Les carnets méditerranéens de Friedrich Nietzsche, qui représentent un bref chapitre intitulé «La Corse manquée», expliquent pourquoi Nietzsche était fasciné par La Corse, par les mœurs de l’île, par la résistance corse à l’uniformisation européenne, et par la «fierté» des insulaires.

Peut-on dire deux mots des valeurs ? Que sont Bien et Mal pour lui ?

Bien et Mal ont été des inventions nécessaires pour désanimaliser l’homme. Mais ces valeurs qui l’ont fait grandir se retournent à présent contre lui. L’empêchant de développer toutes ses potentialités encore endormies. Cependant se libérer des valeurs morales, il convient d’y insister, est réservé à un «esprit libre», à un être qui,  libéré des chaînes morales, ne régressera pas vers la bestialité, mais évoluera vers une plus grande créativité.

À lire aussi : Phlippe Granarolo. Les Carnets Méditerranéens de Friedrich Nietzsche

Si Par-delà Bien et Mal est écrit immédiatement après le Zarathoustra, dont il entend être la suite logique, c’est précisément parce que l’ouvrage poétique de 1883-1885 donne la «tonalité», précise d’une pareille évolution. À quoi on peut ajouter qu’il suffit d’être attentif aux titres que Nietzsche a choisi de donner à ses œuvres : que je sache, il n’a pas écrit un ouvrage intitulé «En deçà du Bien et du Mal», mais un livre intitulé «Par-delà Bien et Mal». Que de contresens auraient été évités si les interprètes avaient seulement été attentifs aux titres des ouvrages nietzschéens.

Quelles citations de Nietzsche nous inviteriez-vous  à retenir car elles vous semblent profondes et très justes ?

Exercice redoutable que vous m’imposez là ! En fait, huit jours plus tôt ou huit jours plus tard, je vous aurais proposé un autre florilège. Voici celui que je  propose aujourd’hui.

« Sans la musique la vie serait une erreur » (Crépuscule des idoles, et Lettre à Peter Gast, 1888)

« Seules les pensées qui nous viennent en marchant ont de la valeur » (Crépuscule des idoles, 1888)

« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » (Crépuscule des idoles, 1888)

« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible » 
(Vérité et mensonge en un sens extra-moral, 1873)

« Racheter ceux du passé et en Ainsi je l’ai voulu” changer tout Cela fut“, – que cela seul pour moi s’appelle rédemption ! » 

(Ainsi parlait Zarathoustra, 1884) 

3 commentaires

  1. Merci, Marie-France, pour cette belle publication. Il arrive souvent qu’on se sente un peu trahi en lisant un interview, soit parce que l’interviewer a mésinterprété ce qu’on lui disait, soit parce que l’interviewé a donné une forme trop simplificatrice de ses idées.
    Ce n’est pas du tout le cas ici, et je pourrai recommander ta publication comme une parfaite introduction à ce qu’est ma lecture de Nietzsche.
    Encore merci !

  2. Je suis un grand admirateur de Nietzsche et rend hommage à mon ami Philippe Granarolo d´avoir “consacré” son génie à le rendre plus compréhensible.
    Merci pour avoir diffusé cette belle présentation, l

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