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ARTICLE

ROOTS & ROUTES

La naissance du blues remonte au début XIXème siècle et se produit au cœur de la communauté noire américaine dont les premiers esclaves sont arrivés d’Afrique par bateau sur le continent américain en 1619. À cette époque, des cohortes d’esclaves courbent péniblement l’échine dans les plantations de coton et fredonnent des “Field Hollers” (littéralement : Hurlements de Champ) pour se donner du cœur à l’ouvrage.

Ces lentes complaintes sous forme de psalmodies improvisées, sont le fruit de diverses cultures musicales. Les esclaves y mêlent leurs racines africaines (chants tribaux et rythmes primitifs), à la musique folklorique (essentiellement irlandaise), des pionniers Blancs venus d’Europe pour faire fortune au Nouveau Monde. Exclusivement vocal, cet idiome évolue considérablement quand, après leurs journées de dur labeur, les Noirs se réunissent et utilisent leur corps pour faire des percussions, tapant sur leurs cuisses avec les mains et frappant sur le sol avec les pieds. Ils ont également recours à des objets usuels et ménagers (manches à balais, ciseaux, planches à laver crantées, etc.), pour accompagner leurs chants désespérés. Ceux qui ont la chance de posséder un violon (Fiddle à l’époque), une mandoline ou un banjo, adaptent leurs instruments à ce nouveau moyen d’expression qu’ils vont très vite baptiser “blues” (cafard, déprime).

Peu à peu, cette musique se structure, notamment avec l’apparition des “Minstrels Shows” (dont la prolifération se situe entre 1855 et1895), spectacles organisés par des musiciens noirs faisant la tournée des plantations pour divertir les esclaves et gagner un peu d’argent. Ces “Minstrel Shows” avaient été popularisés avant la guerre de Sécession par des musiciens blancs barbouillés de suie, mimant la vie des Noirs face à des blancs hilares. C’est grâce aux “Minstrels Shows” que le blues devient une tradition orale et institutionnelle, sorte d’exutoire aux peines, aux frustrations et aux humiliations quotidiennes. Parallèlement, de nombreux bonimenteurs et autres colporteurs, sillonnent les campagnes pour vendre leurs produits miracles. Évènementielle, leur arrivée au village se traduit par des “Medecine Shows”, attractions campagnardes où, là encore, sont chantés les divers épisodes de la vie quotidienne.

À partir de 1865, année de l’abolition de l’esclavage et de la première grande migration vers les villes industrielles, les Noirs émancipés n’ont pratiquement pour seule solution de survie que le métayage consistant à pouvoir acheter la ferme dans laquelle ils ont toujours travaillé, en échange de plusieurs années de labeur. Surexploités et sous-payés, ils s’endettent irrémédiablement… Au début du XXème siècle, apparaissent les “Songsters” (ancien terme signifiant “Chanteurs”), groupes de musiciens et de chantres ruraux appelés à se produire devant les deux communautés (Noire & Blanche), lors des fêtes de village, des mariages et des célébrations. S’accompagnant généralement à la guitare, les “Songsters” doivent métisser leur répertoire afin de satisfaire les Noirs comme les Blancs. La guitare devient l’instrument de prédilection des bluesmen qui l’accordent de façon à ce que, frappées à vides, les six cordes donnent un accord complet. Cette technique guitaristique s’appelle l’open tuning (accordage ouvert).

D’autre part, ils peaufinent leur jeu et leur son en utilisant régulièrement, soit un goulot de bouteille (bottleneck), soit une lame de canif, pour faire glisser les notes le long du manche, s’inspirant de la musique hawaïenne. En 1909, les musiciens noirs ont pour la première fois la possibilité d’obtenir un emploi régulier, mais très mal payé. On crée alors un circuit de salles de concerts uniquement réservées aux Noirs où se déroulent les “Midnight Ramblers” (Rôdeurs de minuit), spectacles se déroulant tard dans la nuit, où apparaissent les plus grandes chanteuses de blues dont Madame Bessie Smith. Rythmique, acoustique  – il n’y a pas encore l’électricité dans les campagnes – et ponctué de phrasés d’harmonica, le blues rural qui a vu le jour dans le Delta du Mississippi et dans les états du Sud, émigre au Nord et à l’Est des Etats-Unis durant les années 1930 et 1940, au fur et à mesure que des milliers de Noirs, enfin émancipés, quittent les champs de coton pour s’installer dans les grandes villes et plus particulièrement à Chicago, à la fin de la seconde guerre mondiale.  

Désormais orchestré, électrifié et étoffé par des instruments comme le piano, la contrebasse, la batterie ou les cuivres, le blues urbain se propage à travers tout le pays et connaît son apogée à la fin des années quarante. On parle alors de blues moderne et la décennie suivante voit l’explosion de bluesmen mythiques aux pseudonymes romanesques : Muddy Waters (Eaux Boueuses), Howlin’ Wolf (Loup Hurlant), Lightnin’ Hopkins, Sonny Boy Williamson, Lonnie Johnson, Lowell Fulson, Blind Willie Johnson, Elmore James, John Lee Hooker, Jimmy Reed, Slim Harpo, Otis Rush, Magic Sam ou encore B.B. King, sont autant de musiciens touchés par la grâce, personnifiant les sacro-saintes douze mesures en leur insufflant leur âme en échange d’une poignée de dollars âprement gagnée la nuit, au fond de bouges sordides et enfumés, bastringues nommés Juke Joints.

Qualifié de musique du Diable (les légendaires enregistrements de Robert Johnson dans les années 30 constituent une “Bible” du genre…), quand ce n’est pas de musique de nègres, voire de Race Music, le blues noir américain périclite à la fin des années cinquante, au profit de la soul et du rhythm’n’blues, enfants spirituels et turbulents dont les rythmes dansants et les paroles enjouées font le bonheur d’une nouvelle génération. Pourtant, contre toute attente, le blues va sortir de son ghetto. C’est en Europe et par l’intermédiaire de jeunes rockers blancs que le blues se refait une beauté et connaît un second souffle. L’Angleterre des années soixante est secouée par une nouvelle vague d’apprentis sorciers (Rolling Stones, Yardbirds, Animals, Pretty Things, etc.) qui injectent une forte dose de blues à leur rock’n’roll et le popularise au sein d’un public blanc découvrant, éberlués des histoires de meurtres, d’alcool, de drogue, ou encore d’adultères, écrites par les pionniers cités plus haut.

Rageuse et tapageuse, cette musique va, ironiquement, traverser l’Atlantique dans le sens inverse, et le public blanc américain réalise subitement qu’il possède, lui aussi, ses propres racines musicales. Les années soixante et soixante-dix voient l’explosion de ce qu’il convient d’appeler le blues boom, et de John Mayall & The Bluesbreakers avec un certain Eric Clapton à Ten Years After, en passant par Canned Heat, Rory Gallagher, Savoy Brown ou Fleetwood Mac, un véritable raz-de-marée déferle sur le monde de la musique durant presque vingt ans. Moribond et oublié dans les années quatre-vingt, le blues renaît miraculeusement de ses cendres au début des années quatre-vingt-dix, en Europe comme aux Etats-Unis, épaulé par l’apparition des Blues Houses. Fatigué des machines synthétiques et des boîtes à rythme, le jeune public a soif de musique vivante et d’authenticité, c’est précisément ce qui caractérise le blues. Ceux à l’avoir le mieux assimilé sont, aujourd’hui, de jeunes Anglais réunis sous l’appellation Nublues !

21ST CENTURY BLUES

Quand quatre jeunes Anglais décident de régénérer le blues ancestral en lui insufflant l’esprit rebelle et débridé du hip-hop, cela donne un rêve éveillé intitulé Dreams Of A Blues Man, coup d’essai, mais surtout coup de maîtres, signé Nublues. Placée sous le signe de l’audace et de l’expérimentation, cette galette magique fait figure de pièce d’anthologie et de première pierre précieuse, véritable miracle espéré depuis des années. Un joyau immaculé à mettre en relief sur l’édifice binaire d’un idiome archéologique. Attention : il se passe enfin quelque chose de passionnant ! Ils s’appellent Jay Nicholls (chant), Ramon Goose (guitares, synthés, programmations, production, mixage et mastering), Ed Vans (basse) et Paul Francis (Batterie). Ils ont à peine trente ans, sont originaires de Londres et viennent d’inventer le blues  du 21ème siècle en fusionnant les douze mesures traditionnelles au hip-hop saccadé de la nouvelle génération.

Certes, dès ces prémices ruraux, le blues était essentiellement narratif et de nombreux titres possédaient le préfixe “Talkin’ Blues….”. Une forme de “talk-over” que, Bob Dylan, avait assimilée avec génie, comme en témoignent ses premiers enregistrements acoustiques, mais aussi et surtout, cette bastonnade infernale, “Subterranean Homesick Blues” (1965), anticipant avec vingt ans d’avance, ce qui allait devenir la rhétorique du rap. Depuis, pas de grandes idées originales à se caler entre les oreilles. On pourrait, c’est l’évidence même, surligner les délires délétères des Last Poets à l’aube des seventies, ou encore l’inénarrable accouplement adultérin contre-nature, entre les indécrottables rappeurs de RUN DMC et les Toxic Twins d’Aerosmith, le temps d’un “Walk This Way” (1986) survolté et particulièrement déjanté. Mais ce “one shot” appartient désormais au passé et les enfants nés cette année-là, ont aujourd’hui déjà presque vingt ans… En fait, depuis les années quatre-vingt (Surtout grâce à ce bougre de texan nommé Stevie Ray Vaughan), le blues a dignement survécu sous le joug d’une poignée d’aficionados puristes n’ayant eu de cesse que de le faire perdurer en maintenant vivantes son imagerie et sa grammaire. Ces porteurs de flamme méritent un total respect, bien qu’ils se soient, “contentés”, de recréer dans un esprit récréatif, plutôt que d’innover. On aurait donc pu logiquement penser, durant la première moitié des années 2000, que le blues était l’équivalent d’une langue morte, exhumée ponctuellement par une horde de disciples illuminés.

Et patatras, la mouche dans le bourbon, le grain de sable dans le bottleneck, le nuage de coton dans le filtre à dynamite : Nublues, contre toute attente, vents , modes, marées, et à la surprise générale, invente le blues du troisième millénaire au fond d’un home-studio dans une chambre de gamin londonien, quand les fines lames de l’aristocratie de la six-cordes, dépensent sans compter dans des studios hors de prix. Comme le chantait Serge Reggiani :”Y’a quelque chose qui cloche là-d’dans / J’y retourne immédiatement. ! “. C’est exactement l’effet que procure les premières écoutes de Dreams Of A Blues Man. Car de mémoire de passionné de musique en général et de blues en particulier, on n’avait pas entendu tel raout, depuis les litanies diaboliques de feu Robert Johnson et les psalmodies incantatoires de pionniers déracinés. Imaginez une bande de gamins black & white qui trace une route verticale et en trois dimensions au cœur du crossroad hantant l’axe des abysses et des désordonnées de la mythique Route 66, celle que les esclaves noirs, enfin affranchis, ont sillonné pour se rendre des champs de coton du Delta du Mississippi aux grandes villes industrielles du Nord : Chicago, Memphis, Detroit, etc.

Quatre petits Anglais qui en neuf compositions originales et quarante minutes de stupeur offrent l’aller simple d’un voyage trans-générationnel à travers la planète blues. Quand le sang neuf, écarlate, et brûlant, d’une chair fraîche prête à en découdre, boue sur l’autel d’une cérémonie tribale et hantée, mieux vaut fermer les yeux et décrasser ses antennes auriculaires. Enfin, sachez que cette bande de surdoué a été signé par l’acteur Chris Thomas King qui a joué notamment dans le film O’Brother pour lequel il a également participé à la B.O. (sept millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis), incarné Blind Willie Johnson dans The Soul Of A Man de Wim Wenders, ainsi que le génial guitariste Lowell Fulson dans Ray, film hommage à Ray Charles. Ladies & Gentlemen Nublues, en exclusivité et à la maison !

INTERVIEW

Comment Nublues est-il né ?

RAMON GOOSE : Nous sommes ensemble depuis environ deux ans. Auparavant, je jouais dans des groupes de blues traditionnel à Londres, et j’avais remarqué que le public était essentiellement constitué d’adultes. Aucun jeune ne semblait s’intéresser au blues. J’ai donc envisagé de faire quelque chose de complètement différent afin de sensibiliser le jeune public et de lui communiquer ma passion pour le blues. Je me suis replongé au cœur de l’histoire du blues en particulier, de la musique en général, et je me suis aperçu que le courant musical actuel possédant le plus de connexions avec le blues était le hip-hop. D’où cette fusion blues-hip-hop que j’ai imaginée et élaborée dans une optique nouvelle axée autour de puissantes lignes de basse et non dans un esprit à la Stevie Ray Vaughan. Je me suis concentré sur les racines du blues et d’artistes tels Son House, Charlie Patton, Blind Lemon Jefferson, Blind  Blake, Blind Boy Fuller et Robert Johnson. Ces deux idiomes, blues comme hip-hop, sont construits autour d’une certaine simplicité stylistique et propagent des messages similaires. J’ai la chance d’avoir acquis cette culture en suivant un cursus musical dans une université en Angleterre. J’ai passé tous les examens, y compris celui de producteur. Ensuite, j’ai installé mon propre studio à la maison et j’ai commencé à expérimenter les possibilités fusionnelles entre le blues et le hip-hop.

JAY NICHOLLS : Personnellement, j’ai grandi avec le blues. Mon père a toujours chanté et joué le blues sur sa guitare dans les circuits londoniens et, durant seize ans, j’ai assisté à ses concerts. Dès le départ, j’ai su que la seule chose qui m’intéressait, c’était de chanter le blues. Mais d’un autre côté, le fait d’avoir grandi dans le Sud de Londres m’a totalement imprégné de hip-hop, car dans ces quartiers pauvres où la vie est très dure, c’est la culture musicale dominante. Tout comme Ramon, j’ai assimilé blues et hip-hop et j’ai souhaité créer ma propre musique à partir de ces deux éléments. C’est d’ailleurs à l’université que j’ai fait la connaissance de Ramon. Il jouait avec son groupe, moi avec le mien, et nous avons réalisé que nous avions les mêmes idées. Nous avons donc décidé de nous réunir autour d’un projet commun.

R.G.: À l’époque, j’étais à la recherche d’un rappeur capable de chanter du blues comme du hip-hop. Jay savait faire les deux. Je me suis dit : “Quelle coïncidence !. ” Quant à Ed Vans, il avait tenu la basse dans certains de mes précédents groupes et nous avions forgé une solide amitié. Enfin, il nous fallait un bon batteur. J’ai toujours considéré que c’était le batteur qui faisait le groupe. Le batteur est l’élément clé. Il suffit de regarder Charlie Watts avec les Rolling Stones… Nous avons parcouru Londres à la recherche d’un batteur hors pair et nous avons rencontré Paul Francis qui avait effectué des tournées avec B.B. King et James Brown, après avoir commencé à jouer dans des Marching Bands du Mississippi. Il possède un style absolument unique, à l’inverse des batteurs qui alignent les sessions de studio. C’est le plus vieux du groupe, il vient d’avoir trente et un ans… La phase suivante a consisté à créer notre propre style. De mon côté, j’avais déjà enregistré beaucoup d’idées. Je les ai gravées sur un cd que j’ai donné à Jay afin qu’il écrive des textes autour de mes compositions. En fait, les mots sont nés sur des notes et les musiques ont évolué en fonction des textes.

Dans quelles circonstances Nublues fut-il signé par le célèbre acteur Chris Thomas King sur son label 21stCentury Blues Records ?

R.G. : D’abord, j’avais cette ambition : faire comme les Rolling Stones au début des années soixante, quand ils ont ramené le blues aux États-Unis, c’est-à-dire à sa source, et l’ont popularisé au sein d’un public adolescent qui, ébahi, à découvert cette musique. Dans un premier temps, j’ai envoyé d’innombrables maquettes aux maisons de disques anglaises et aucune n’a jugé bon de nous signer. Notre musique n’intéressait personne dans l’industrie du disque en Angleterre et je me demande même si les directeurs artistiques à qui nous avons adressé nos chansons ont pris la peine de les écouter. Du coup, j’ai envoyé quatre exemplaires de nos démos aux Etats-Unis et pour chacune d’elles, j’ai eu une proposition de contrat. Chris Thomas King m’a téléphoné pour me dire qu’il adorait notre projet et qu’il souhaitait nous signer. Cette offre était idéale, parce que son label s’appelle 21stCentury Blues Records, ce qui correspond parfaitement à notre musique, qu’il s’adresse aux nouvelles générations, et qu’il est basé en Nouvelle-Orléans, l’un des berceaux fondateurs du blues. En fait, nos démos ont fait office de produit fini. Les chansons étaient enregistrées, produites, mixées et masterisées. Dreams Of A Blues Man est sorti tel quel, sans que nous ayons eu quoique ce soit à refaire.

Nublues est le premier groupe de blues anglais à être signé sur un label américain depuis vingt ans. C’est une nouvelle British Invasion que vous fomentez ?

R.G. : Ça, c’est la théorie de Chris Thomas King qui, à sa façon, met tout en œuvre pour moderniser le blues. De notre côté, nous préférons rester humbles. Mais lui, développe cette idée dans le but de nous rendre célèbres outre-Atlantique, et ça marche ! Il a fondé de grands espoirs en nous et nous a avoué ne pas avoir entendu un groupe de blues anglais aussi bon et novateur que Nublues depuis des années. Cela dit, ce qui est intéressant, c’est d’analyser la progression du blues anglais et son impact sur la scène américaine. De nombreux bluesmen anglais ont estampillé l’Amérique de leur marque de fabrique, mais à travers une démarche peut-être plus commerciale que puriste. Ce qui est le plus étonnant, c’est que quarante ans après la première British Invasion, ce sont encore des Anglais qui ont l’idée de fusionner blues et hip-hop, deux styles musicaux nés en Amérique et issus du ghetto. Pensez-vous que le rôle des groupes anglais consiste encore et toujours à sensibiliser les Américains à leur propre culture ?

R.G. : Certains artistes américains ont plus ou moins essayé de fusionner blues et hip-hop. Malheureusement, ce sont généralement d’excellents rappeurs, mais de piètres bluesmen. Peut-être que le fait d’être Anglais, nous donne un recul et une mise en perspective qu’ils ne peuvent imaginer. On le voit d’ailleurs très bien dans le film Godfathers And Sons de Marc Levin (l’un des sept films de la collection The Blues A Musical Journey dirigée  par Martin Scorses, NDLR), quand Marshall Chess organise une séance d’enregistrement avec le rappeur Chuck D. et le groupe ayant accompagné Muddy Waters (Phil Upchurch à la guitare et Louis Satterfield à la basse  ! NDRL) sur l’album de blues psychédélique, Electric Mud. Ensemble, ces deux générations d’Américains n’inventent rien, mais s’appliquent à recréer, à reproduire…

Comment définiriez-vous Dreams Of A Blues Man ?

J.N. : Comme la délivrance d’un message à l’intention des plus jeunes. Nous avons envie de leur dire : “Ouvrez grand vos oreilles ! Le blues n’est ni mauvais, ni néfaste, le blues a une âme positive, à vous de la partager ! Oubliez tous les clichés qui entourent le blues et écoutez ce que ça donne mélangé à du hip-hop “.

R.G. : Cet album n’est pas une collection de chansons disparates. Elles sont  toutes étroitement liées. Le disque démarre avec “Blues Man On The Run”,  s’achève avec “Dreams Of A Blues Man”, et entre ces deux titres, nous racontons une histoire.

J.N. : Quand Ramon m’a donné le cd de ses démos instrumentales et que j’ai commencé à écrire les paroles, j’ai trouvé les thèmes musicaux tellement reliés entre eux, que j’ai conçu les textes dans un esprit interactif. En fait, ce fut très facile.

R.G. : Par contre, nous avons dû bosser dur pour les arrangements. Je n’ai pas conçu les nouvelles chansons comme des supports, prétextes à faire décoller des guitares, mais comme des chansons à part entière.

Quel processus cette démarche implique-t-elle ?

R.G. : Musicalement, un retour complet aux racines et aux pionniers du blues. Une sorte de voyage ancestral. Dans un premier temps, j’ai réécouté mes vieux  disques de blues et j’ai joué par-dessus. À force de travailler sur ces enregistrements, je suis parvenu à les absorber et à les jouer de façon totalement naturelle et spontanée, ce qui était le but de ces exercices. Ensuite, je me suis senti prêt à forger mon propre style.

J.N. : Pour les textes, je suis parti de l’imagerie véhiculée par les bluesmen du Delta du Mississippi. Les rêves d’un bluesman sont itinérants et liés à la perpétuelle errance du musicien vagabond qu’on appelle Hobo. Cette vie de nomade est toujours d’actualité, car elle correspond à celle de tout musicien sur la route. Il ne m’a pas fallu plus d’un mois pour écrire tous les textes de l’album. “Dreams Of A Blues  Man”. La chanson qui clôt l’album fut la première que j’ai écrite. À partir de là, j’avais un concept qui ne demandait qu’à être développé. En fait ce concept est tout simplement la vie et la condition de l’être humain.

Avez-vous abordé le hip-hop uniquement en tant que vecteur de communication avec la jeune génération, ou êtes-vous profondément ancré dans cette culture de la rue ?

J.N. : Nous avons grandi avec les deux cultures et le fait de fusionner le blues avec le hip-hop est une démarche sincère et non un gadget. D’ailleurs, l’écriture du hip-hop, tout comme celle du blues, repose à la base, sur l’improvisation.

Rapper sur les sacro-saintes douze mesures du blues traditionnel constituait-il un défi?

J.N. : C’est la chose la plus facile au monde ! (Rires).

Comment définiriez-vous l’esprit du blues par rapport à celui du hip-hop ?

R.G. : L’esprit du blues se résume à la vie avec un v majuscule. Je considère le blues comme la musique folklorique du XXème siècle. Une musique folklorique qui n’a cessé d’évoluer. Quant au hip-hop, je le vois comme une forme de blues moderne dont on ne peut arrêter la progression. Quand nous avons enregistré cet album, nous ne réalisions pas à quel point notre musique était différente de celle des autres groupes de notre génération. Nous n’avions qu’un présent et aujourd’hui, nous avons un futur. Je crois que nous avons trouvé la recette d’une potion magique.

Comment les séances d’enregistrement se sont-elles déroulées et combien de temps ont-t-elles durées ?

R.G. : Au départ, j’ai juste enregistré un titre en tant que démo, histoire de voir si l’idée de fusion fonctionnait. J’ai fait écouter ce titre autour de moi et tout le monde m’a dit adorer cette idée et m’a encouragé à la développer au fil d’un album entier. Nous avons commencé les premières séances courant 2003. Le fait de travailler dans un home studio nous a donné une totale liberté. Tout l’album fut fait à la maison. Le seul problème que nous ayons rencontré fut l’hostilité des voisins… Une chanson comme “Swamp Thang”, par exemple, était beaucoup plus agressive au départ. Mais les voisins nous ont obligé à la jouer plus doucement. Après, nous avons négocié un cessez-le-feu… (Rires).

Quel matériel utilisez-vous ?

R.G. : Nous avons pratiquement tout enregistré sur du software Cubase et Logic, à l’exception de certains titres pour lesquels nous avons utilisé le ProTools. À l’époque de l’enregistrement, j’étudiais les techniques de production à l’université, ce qui m’a beaucoup aidé. Après avoir joué un gig à l’université, Paul Mason de la société Audio Technica, m’a proposé de nous fournir du matériel d’enregistrement gratuitement, notamment des micros dotés d’un son fabuleux. Les mêmes micros utilisés par Sting sur son dernier album live. De ce fait, nous avons joui d’un matériel high-tech que nous n’aurions pas pu nous offrir. Pour les parties de guitares, j’ai vraiment joué la simplicité : le signal partait de l’ampli, un Fender Pro Reverb de 1966 quasi-neuf, et arrivait directement dans le micro, comme à la grande époque des légendaires studios Chess de Chicago. De plus, les micros dont nous disposions avaient une telle dynamique, que je n’avais pas besoin de pousser à fond les potards de ma guitare. Au contraire, je jouais à faible volume. Par contre, le mixage des parties de National Steel relevait du tour de force. Côté guitares, j’ai surtout utilisé une Stratocaster standard que j’ai entièrement refretté en mettant des frets plus épaisses que celles d’origine. J’ai également changé les micros au profit de trois Rio Grand Pickups simple bobinage qui sont fabriqués au Texas. Là encore, j’ai eu la chance qu’on me les envoie gratuitement. Mes cordes sont des Ernie Ball, tirant 011, parfois 012, mais ça me fait mal aux doigts. Il m’arrive aussi de jouer en open tuning, accordages ouverts en Ré ou en Sol, avec un bottleneck Diamond en verre que j’ai également acquis gratuitement… (Rires). La particularité de ces bottlenecks fabriqués en Angleterre est qu’ils sont en cristal. Ils ont un son d’une pureté incroyable, mais ils sont très fragiles. Quand je slide à l’électrique, j’utilise mon majeur, et mon auriculaire sur la National Steel. Sinon, je n’ai pratiquement recours à aucun effet, si ce n’est un Tube Screamer pour la scène.

Étant le seul guitariste du groupe, également responsable de la programmation des séquences, comment comptes-tu transposer les arrangements complexes des morceaux sur scène avec un groupe de quatre musiciens dont un chanteur ?

R.G. : Là encore, nous avons eu beaucoup de chance, puisque la marque Roland nous a gracieusement offert des samplers après avoir écouté nos démos ! (Éclat de rire général). Ce que je ne voulais absolument pas, c’était d’avoir à jouer sur des backing tracks préenregistrées, ni d’être tributaire d’un clic mécanique. Sur scène, Nublues doit avant tout être un groupe dynamique. Nous voulons être libre de faire évoluer les morceaux en fonction de notre humeur et de celle du public. Sur le site Internet de Nublues, tu donnes des cours de guitare gratuits et tu as rédigé une histoire du blues. C’est plutôt sympa !

R.G. : C’est surtout destiné aux gens qui s’intéressent au blues et à la guitare, et qui souhaitent approfondir leurs connaissances en la matière. La plupart des textes proviennent des nombreux essais sur le blues que j’ai écrit à l’université. J’ai souhaité faire partager le fruit de mes recherches. Quant aux leçons, elles sont destinées à détruire le cliché selon lequel le blues est basique et répétitif, en démontrant qu’on peut le faire évoluer guitaristiquement sans aucune limite. J’ai d’ailleurs divisé le blues en quatre courants : le blues acoustique et rural joué en finger-style, le blues acoustique interprété au bottleneck en accordage ouvert, le blues électrique urbain joué en accordage standard et le blues électrique joué à la slide. En définitive, le plus intéressant m’apparaît être le croisement entre ces quatre courants.

À propos, comment définiriez-vous le style Nublues ?

R.G. : Justement, comme le croisement de ces courants ! Personnellement, j’ai été influencé par tellement de musiciens que la liste exhaustive me semble impossible à dresser. Je me considère comme un bluesman à part entière dans la mesure où j’ai beaucoup étudié l’histoire du blues et énormément travaillé guitaristiquement. Le plus important me semble de créer nos propres compositions et non d’essayer de recréer en interprétant des reprises.

Quelle fut votre éducation musicale et comment êtes-vous parvenus à retourner aux racines d’une musique née plus d’un demi-siècle avant votre génération ?

R.G. : Ma mère a toujours écouté des disques de B.B. King, Chuck Berry, The Kinks, The Who, Cream, Canned Heat et de Fleetwood  Mac période Peter Green, un de mes guitaristes préférés. De son côté, mon père est d’origine argentine. Il écoutait beaucoup de tango, mais aussi Carlos Santana dont il est un grand fan. Nous sommes, en quelque sorte, une famille musicale.

J.N. : C’est mon père qui m’a transmis le virus. J’ai assisté à tous ses  concerts et j’ai écouté tous ses disques : Stevie Ray Vaughan, Albert King… ainsi que tous les pionniers du blues du Delta, Skip James et Robert Johnson étant mes principaux héros. Quant au hip-hop, celui des années quatre-vingt-dix m’intéresse beaucoup plus que celui des années quatre-vingt. Je n’aime pas les messages d’appel au meurtre et à la violence du gangsta rap. Quand j’avais quatorze ans, je voulais que la musique me raconte une histoire, pas qu’elle me mette hors-la-loi. Je souhaite qu’on nous juge sur ce que nous disons, ce que nous jouons et ce que nous faisons. Les gens peuvent avoir tendance à se dire que du blues traditionnel mélangé à du hip-hop, c’est suspect. J’ai simplement envie de leur demander de nous juger sur écoute !

Quels sont vos disques de chevet ?

R.G. : B.B. King Live At The Apollo, Carlos Santana Santana 3, Cream Disreali Gears, les Stax Recordings d’Albert King, Allman Brothers Band At The Fillmore East (Live), Live At The Boston Tea Party  de Fleetwood Mac, et, naturellement, l’intégrale de Robert Johnson !

L’absence de Jimi Hendrix est surprenante…

R.G. : …Parlons plutôt de Buddy Guy ! Il a inventé ce qu’Hendrix a popularisé. Cela dit, j’adore Hendrix et je considère, qu’en termes de production, le meilleur solo de guitare jamais enregistré au monde, est celui de sa version de “All Along The Watchtower” sur l’album Electric Ladyland.

G & B : The Observer a écrit à propos de Nublues : “Ils excellent dans l’art de battre Moby sur son propre terrain”. Qu’en pensez-vous ?

R.G. : Nous sommes d’accords ! (Rires). Nous avons vu Moby récemment lors d’une émission live et en direct en Angleterre. Je me suis tout de suite dit qu’il avait d’excellentes idées musicales, mais qu’il ne leur donnait aucune âme. En fait de live, il n’y en avait pas tant que ça et sa prestation reposait majoritairement sur des samples. C’est sûrement très malin de sa part… Mais cette démarche s’inscrit à l’opposée de la nôtre. En tant que musicien de blues, je que pense que Moby est tout, sauf un bluesman.

Pensez-vous que si Robert Johnson était vivant aujourd’hui, il utiliserait un DJ aux platines?

R.G. : C’est une probabilité, mais pas une certitude. Disons que s’il était toujours vivant, il aurait forcément des enfants et que ces enfants seraient au cœur de la DJ Music. La musique étant le vecteur de communication trans-générationnel par excellence, on peut imaginer qu’il saisirait cette chance.

Considérez-vous Nublues comme l’incarnation du blues du XXIème siècle. 

R.G. : Euh… YES !!! (Éclat de rire général…).

BIOGRAPHIE

Robert Johnson est né le 8 mai 1911 à Hazlehurst dans le Mississippi, fils de Julia Dodds (née Julia Ann Majors) et de Noah Johnson, amant de Julia qui trompe son mari (Charlie Dodds Jr., propriétaire fermier, charpentier et fabriquant de meubles en osier, à qui elle donne naissance à six filles – dont deux meurent des suite de maladie – et un garçon ), quand il n’est pas à la maison. De son côté, Charlie a une maîtresse, Serena, à qui il fait deux garçons. C’est harmonieusement que Charlie Dodds élève Robert Johnson, ses enfants, ceux de sa maîtresse avec qui il partage sa femme, laquelle abandonne le domicile conjugal de Memphis en 1914. En 1918, Robert est envoyé chez sa mère, dans une communauté de coton du Mississippi. Là il vit avec sa mère et l’homme qu’elle a épousé en 1916, Willie « Dusty » Willis. C’est à cette époque que Robert s’initie à l’harmonica et apprend la vérité sur l’identité de son père géniteur. Parallèlement, Robert Johnson souffre de problèmes oculaires et s’en sert d’excuse pour quitter l’école. Sa demi-sœur, Carrie, lui achète sa première paire de lunettes au début des années 20, mais il ne les porte que très rarement. A la fin des années 20, Johnson s’intéresse à la guitare et est fasciné par le “How Long-How Long Blues” de Leroy Carr (1928). Il Rencontre Willie Brown dans les Jook Houses de Robinsonville. Willie lui enseigne ce qu’il sait du blues et se produit aux côtés de Charlie Patton. En février 1929, Robert Johnson épouse Virginia Travis à Penton dans le Mississippi et le couple élit domicile chez la demi-sœur aînée de Robert dans une plantation de coton. Virginia tombe enceinte durant l’été 1929 et pour Robert, cet enfant est ce qu’il a de plus précieux au monde. Virginia et le bébé décèdent durant l’accouchement en avril 1930. La mère avait seulement seize ans. Son seul remède devient la musique. En juin 1930, Son House s’installe à Robinsonville à l’initiative de Willie Brown. Son House dont la musique mélange blues traditionnel et incantations divines, subjugue Johnson qui le suit, avec Willie Brown, partout où ils vont. Puis, il décide de retrouver la trace de son vrai père et retourne à Hazlehurst où il fait la connaissance de Ike Zinnerman qui devient son professeur et son mentor. En 1931, il épouse dans le plus grand secret Calletta « Callie » Craft, de plus de dix ans son aînée, mariée deux fois avant lui et mère de trois jeunes enfants. Elle l’idolâtre, le traite comme un roi et ne s’offusque pas qu’il la délaisse des week-ends entiers pour perfectionner son jeu de guitare en compagnie de Ike Zinnerman qui prétend avoir appris à jouer assis sur des tombes au milieu d’un cimetière à minuit. Robert travaille parfois dans une plantation de coton, mais la plupart du temps, quand il n’est ni avec sa femme, ni avec Ike, il se cache dans les bois et joue à la guitare les chansons qu’il a écrites sur son petit calepin. Il prend de l’assurance, se produit dans des clubs tous les dimanches soir et se fait appeler R.L., soit Robert Lonnie en hommage à Lonnie Johnson, ou encore Robert Leroy, son deuxième prénom et celui de son beau-père. Il décide ensuite de parcourir le Mississippi et délaisse le domicile conjugal au grand désespoir de Callie qui décède quelque temps après. De retour à Robinsonville (où il joue dans la rue et les juke joints), il surprend Son House et Willie Brown par la vélocité de son jeu guitaristique et la qualité de ses chansons. Les deux compères sont forcés de constater que l’élève a dépassé ses maîtres et Johnson leur aurait dit avoir vendu son âme au Diable, sous un arbre, sur les rives du Mississippi. Robert décide ensuite d’aller vivre à Helena dans l’Arkansas. Cette ville deviendra sa base, même s’il vadrouille de Memphis à New York en passant par le Canada. A Helena, Sonny Boy Williamson, Emore James, Howlin’ Wolf, Memphis Slim, Johnny Shines et bien d’autres s’y produisent régulièrement. Robert Johnson les rencontre tous, joue avec eux et les imprègne de son génie. C’est également à cette époque qu’il prend sous son aile un jeune protégé à qui il enseigne tout ce qu’il sait : Robert Lockwood Jr qui serait un des fils de Callie. Devenu musicien professionnel, Robert Johnson passe désormais sa vie sur la route. Son répertoire s’étoffe et Johnson interprète, outre ses propres compositions de blues, des airs populaires, de la square dance, de la polka, des ballades, des chansons sentimentales, etc. Coureur de jupons invétéré, Johnson séduit d’innombrables jeunes femmes qui deviennent ses maîtresses, tandis qu’il s’adonne au jeu, boit plus que de raison et fume occasionnellement des joints de marijuana. Il finit par enregistrer pour Vocalion à San Antonio et son premier disque, “Terraplane Blues” sera son plus grand succès commercial. Jouissant d’une certaine popularité et de revenus confortables, Robert Johnson quitte Helena et repart en vadrouille durant quatre mois avec Johnny Shines et Calvin Frazier (qui enregistrera pour la Library Of Congress en 1938), grillé dans la région pour avoir assassiné deux hommes. Dans certaines villes, Robert Johnson se fait accompagner par un pianiste et un batteur. En août 1938, il se rend à Robinsonville pour voir des proches avant d’aller jouer dans le Delta du Mississippi. En route, il s’arrête dans un juke joint à Three Forks où il passe deux semaines à jouer avec Honeyboy Edwards et s’envoit la femme du taulier. Le 13 août, Sonny Boy Williamson rejoint Johnson à Three Forks et s’y produit. Ce soir-là l’ambiance est explosive, tandis que Johnson jette publiquement son dévolu sur la femme du patron entre deux sets. On lui apporte une bouteille de whisky au bouchon cassé. Alors qu’il allait la boire, Sonny Boy Williamson la jette par terre et met Johnson  en garde. On ne sait jamais ce qu’on a pu y mettre… Furieux Johnson commande une autre bouteille, également débouchée,  et la boit. Quand il retourne sur scène, il est incapable de chanter. Sonny assure le chant, mais en plein milieu d’un morceau, Johnson quitte la scène et sort prendre l’air. Il se tord de douleur et affiche des signes évidents d’empoisonnement à la strychnine. Il aurait pu survivre, mais il contracte simultanément une pneumonie et décède chez un ami le 16 août 1938.