EXTRAIT – Francis Beretti propose un extrait du livre de Jean-Noël Pancrazi, Tout est passé si vite, publié aux éditions Gallimard.

Le narrateur nous fait entrer dans les impressions d’une romancière qui a acquis une certaine notoriété ; elle est affaiblie par l’âge et la maladie, mais elle a su garder l’acuité du regard ironique qu’elle porte sur ceux qui avaient cédé « à la mode des bergeries lyrico-communautaires des années soixante », mais qui, après avoir un peu goûté au pouvoir, se sont laissés griser par les ors de la République. Ils sont soucieux de prendre une pose avantageuse qui leur profiterait professionnellement et politiquement. La mode étant à l’humanisme, ils s’efforcent de ne pas apparaître trop « technocrates ». Ils doivent démontrer qu’ils ont « la culture au cœur », qu’ils sont proches des artistes, même si ceux-ci ne sont que des figurants destinés à justifier leur fonction.


“Ils doivent donner l’illusion qu’ils sont allés « sur le « terrain » (ce mot qu’ils prononçaient avec une flamme excessive, une rudesse béate) ; se donnant de temps en temps , un alibi de compassion sociale, en participant à un colloque sur le quart-monde, aux assises de la pauvreté ou aux états-généraux de l’exclusion (où ils se sentaient soudain si près des déshérités qu’ils étaient prêts, dans leurs discours à la tribune, à leur offrir toutes primes, s’ils ne se souvenaient à temps qu’elles n’étaient pas vraiment connues du grand public et qu’ils devaient les garder secrètes) ou en adorant, au moment de la réception de juin, dans les jardins du Palais-Royal, les portraits géants de SDF suspendus au-dessus d’eux (ce casting de mendiants qui avaient eu le temps de disparaître, de mourir depuis, et qui ne sauraient jamais qu’ils avaient eu le privilège de figurer un soir d’été dans le ciel de Paris au-dessus d’un parterre de fleurs et d’élites), photographiés, les nuits les plus froides de l’hiver, sur les quais, les trottoirs ou dans les centres d’hébergement dont ils se faisaient répéter les noms par le photographe alors en vue pour les citer plus tard avec un accent informé et ému (en faisant croire que les lieux leur étaient familiers, qu’ils s’y étaient souvent rendus sous la neige) dans une réunion au sommet sur la misère et l’accès des plus démunis à la culture, et vers lesquels ils levaient, avec une exclamation de pitié rayonnante et comblée, leurs cravates soudain dénouées et leurs pochettes ébouriffées exprès, des toasts de de charité brève et survoltée, tout en surveillant la progression, pari les invités, du ministre du moment pour lequel ils avaient déjà préparé, quand ils l’aborderaient, le compliment singulier qui l’emporterait sur les autres flatteries et leur vaudrait de faire bientôt partie de sa garde rapprochée – un sourire de suprématie gênée, de satisfaction vaguement coupable comme s’ils s’excusaient rapidement d’exhiber leurs maroquins, lui en voulaient secrètement de n’en avoir pas acquis le goût, de ne jamais même avoir la tentation d’approcher le Prince pour en obtenir une grâce, de rester le témoin abîmé, solitaire, libre et déçu de l’époque de leurs effusions égalitaires et de leurs hymnes à la vie nue ».

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