Dans le « Trésorier-payeur », Yannick Haenel met en scène un banquier qui creuse un tunnel sous une ancienne succursale de la Banque de France. Un récit puisé à la fois dans une imagination incandescente et des faits réels, où se côtoient réflexions sur l’économie et sur l’art.

Par : Sophie Demichel-Borghetti

« Nous cherchons tous un objet qui s’absente »
Y.H

André Gide a qualifié de « Sotie » Les Caves du Vatican, pour ne pas oser l’énigmatique mot de « roman ». L’on aurait envie de traiter de même le « Trésorier-payeur » : Sotie. Ou mosaïque improbable, à tiroirs permanents – sur l’organisation d’une exposition a priori quelconque, autour de Georges Bataille. Mais cette « sotie » devient récit d’une rencontre à la fois irréelle et miraculeuse : celle du vrai Georges Bataille. Et cette rencontre, il va falloir l’écrire. L‘écrire quand l’art reconnu devient insondable. Parce que le monde précipite toujours celui qui sait l’écriture et ses abymes par-delà ses propres miroirs. Ce sont les œuvres sacrificielles d’un monde perdu qui vont remonter aux mains tremblantes du narrateur.

Cet auteur incandescent

Ce n’est rien d’organiser une exposition ; ce peut n’être rien. Et ce récit eût pu être celui-là, léger, de mondanités « artistiques » … Mais, quand l’on est de ceux-là, comme le narrateur du « Trésorier-payeur », que nos fantômes hantent partout, fantômes qui exigent de parler, ce ne peut être qu’inventer un monde. Et dans ce monde, en toute rencontre, l’écrivain est frappé de signes, tout devient énigme. C’est cette recherche qu’il ne peut que nous livrer, pour dévoiler ce mystère ambigu, ce sens caché de la perte, ces souvenirs lourds, qui ne se font légers parfois, que pour nous laisser vivre, un peu.

Si l’auteur voit « cette image dont la clarté nous ouvrait si violemment à l’énigme », c’est qu’elle est sens de toute écriture, de tout travail : « La seule vraie dépense c’est la disparition ». Nous croyons vivre, nous brûlons.
Oui, cette exposition « prendra la forme d’une aire sacrificielle ». Et écrire ce livre sera pousser en tremblant la porte des ombres. Ouvrez ce livre : vous entrerez, grâce à cet auteur incandescent, dans le mystère physique des obstacles, des énigmes, de ce Réel contre lequel nous ne cessons de nous cogner.

La lumière dans les trous

Puis il restera les voyages, ouverts par cette rencontre improbable, en ce lieu impossible. Et dans ces voyages, nous nous trouvons dans un monde où des écritures renvoient à d’autres écritures. Certes toujours inachevées, qui font écho à un Réel impossible. Et nous voilà mis en présence de personnages – Alexandre Dumas, Georges Bataille, ses amis, vivants ou absents qui l’accompagnent, et dont le destin arrête le temps ; dont l’évocation fait oublier jusqu’à l’illusion du temps.

Les artistes ( Kendenll Geers, Pierre Klossowsky, Yannick Haenel entre autres) créent des sortilèges, vont «chercher la lumière dans les trous » ; vont , sous le désordre caché de l’univers qui se cache en toute vie – même celles qui semblent sages au social qui circule gentiment – , en libérer le feu, celui-là seul qui crée même s’il brûle, qui crée parce qu’il brûle.

Sous toute existence, toute exposition, toute manifestation officiellement acceptable, se trouve un tunnel diabolique où vivent les artistes morts, les âmes errantes qui seules habitent et donnent sens à ce monde.  Ce sont derrière des rites incompréhensibles, inconnus, que se joue le destin des hommes : dans les tunnels cachés sous les banques.

Que lisons-nous, en lisant « Le Trésorier-payeur » ? Nous lisons l’histoire d’un homme dont la vie et les concepts deviennent vivants. Parce que nous ne sommes jamais que les traces que nous laissons, les livres que nous avons écrits, les amours que nous avons vécues.

Pour dire une telle vie, ce sont ceux-là, ces fantômes-passeurs et ces dieux disparus, que doit convoquer qui veut rendre compte d’une telle existence. Existence qui frôla en ses abymes l’insondable passion de la ruine, qui est la vérité de toute existence humaine.

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Pour éclairer les tunnels

Alors oui, elle viendra à nous, la vie de ce Trésorier-payeur. Elle viendra par l’écriture seule, par les événements rapportés qui seuls sont essentiels en ce qu’ils touchent à ce « lien avec des puissances qui ne se montrent pas ». Ce lien qui sous-tend, toujours, cette magnifique « Sotie ».

Et ce lien passe ici par une forme de « cadeau fait au diable ». Le lien de l’art et de l’argent. La transformation exponentielle de l’argent en œuvres d’art. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à « La fête à Venise » de Philippe Sollers. Transformation qui renvoie au mystère ardent de la dépense. À ce fonctionnement pervers de la dépense. À cette « part maudite » mais inévitable, irremplaçable, sous quelque forme qu’elle prenne pour se montrer – ou tenter de se cacher.

Et il faut bien, ainsi, ces métamorphoses dont seul Yannick Haenel sait disposer, au cours de ses vagabondages, pour éclairer les tunnels ; pour rapporter, grâce à cette improbable rencontre, l’histoire la plus vraie du monde. Celle d’un homme, Georges Bataille, qui ne sait où vivre que dans une errance permanente vers ce qu’il va laisser. Laisser de toujours incomplet ; mais dont nous gardons en ces lignes un miraculeux témoignage. Et qu’il soit vrai ou non est sans importance. Puisque l’auteur du « Trésorier-payeur » a su créer ce que voulait Bataille : que sa pensée de l’impossible, de la béance, de l’irréalisable, devienne histoire mouvante, ombres vivantes.

Les espaces de la réalité et de l’invention

Les richesses flambent. Elles ne sont là que pour flamber et faire brûler le Réel. Ce seront les seules traces qui resteront. Ces traces, et les souvenirs de quelques lumières fulgurantes de vie, de vérité et de beauté.

Comment « rompre le silence », ce silence où la vérité est polluée de bruits partout présents, partout envahissants ?  Comment sortir du monde ? En risquant ces lettres brûlantes, ardentes, - parce que « pour penser, il faut être ardent » -, en écrivant le caché, l’indicible, en troublant les espaces de la réalité et de l’invention.
« Je voudrais que mon récit se substitue au visage de Georges Bataille… Je voudrais que son image se lève en vous ».  Parce que, même dans l’ombre, sans que peu le sachent, vous avez su nous faire entendre qu’il faut que les monstres s’emparent de l’espace pour qu’une beauté, fragile, peut-être, puisse y brûler, votre volonté fût faite.

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